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Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn
Mai 68 et Mai rampant en Italie
Article mis en ligne le 13 mai 2008

De nombreux ouvrages sortent aujourd’hui à l’occasion du « quarantième
anniversaire » de Mai 68. Ils nous semblent marquer un tournant dans
l’appréhension de l’événement.

À l’automne 1968, les protagonistes du mouvement étaient bien sûr au
centre de l’événement avec la parution du livredes frères Cohn-Bendit Le
Gauchisme remède à la maladie sénile du communisme
, ou avec la brochure du
groupe ICO La Grève généralisée en France, ouencore avec la relation, de
l’intérieur, Des soviets à Saclay. La parole extérieure se situait
clairement dans le sens du mouvement comme Le Journal de la commune
étudiante
de Schnapp et Vidal-Naquet, qui laissait presque toute la place
aux participants, ou dans La Brèche de Lefort-Morin-Castoriadis qui
constituait une interprétation à chaud des événements ―
particulièrement dans La Révolution anticipée de Castoriadis ― de
la part d’individus dont les idées circulaient, dans le milieu
révolutionnaire, depuis le début des années 60.

En 1978, les protagonistes étaient encore au centre de la relation des
événements, comme le montre le livre de Baynac, ancien du comité
ouvriers-étudiants de Censier, Mai retrouvé, dont le titre indiquait
toutefois que Mai était en train de se perdre !

En 1988, la célébration tourne à la commémoration. Il ne s’agissait déjà
plus, devant « le changer la vie » du pouvoir socialiste, que d’établir des
lignes de défense contre les interprétations intéressées de la gauche ou
contre les interprétations délirantes des néolibéraux. Des livres à tirage
réduit, dans de petites maisons d’édition, Nanterre 1968, vers le mouvement
du 22 mars
, de J.-P.Duteuil, un des fondateurs dudit mouvement, ou même en
autoédition comme celui de J.-L.Roche, Mai 68 ou la question de la
révolution,
ne cherchaient plus qu’à opposer une certaine vérité des
anciens participants face aux médiatiques Hamon et Rotman et à leur
Génération, panégyrique des anciens de la « gauche syndicale », de l’UEC,
puis de l’UJCML, qui nous présente un Mai 68 de salon et des futurs cafés
philosophiques. Interrogés, ils reconnaissent pour la plupart qu’ils n’ont
que peu participé à l’événement et en tout cas qu’ils n’y ont rien compris.
C’est le début d’une tentative rétrologique qui voit ceux qui n’ont pas
fait l’événement le réécrire à partir de ce qu’ils ont fait après
l’événement. Tout tourne alors autour de ce que serait « l’esprit de Mai »,
une formule qui peut contenir tout et n’importe quoi à partir du moment où
le contexte a changé. La libération des contestations et des refus dans la
révolution de Mai s’est transformée en libérations sans la révolution (le
droit des femmes, des homosexuels, des enfants, le droit de
l’environnement, l’autonomie des universités, des régions, etc.), soit ce
que nous appelons « la révolution du capital ». Pendant ce temps, dans les
sphères plus académiques, Castoriadis, encore imperturbable mais bientôt
désabusé (cf « Les mouvements des années 60 », in La Brèche), tentait de
ferrailler contre les nouveaux philosophes et des Ferry et Renaut qui
présentaient la pensée anti-68 des Althusser, Bourdieu, Derrida, Foucault
et Lacan, pour « la pensée 68 » .

En 1998, la commémoration n’est plus une célébration. Les ex-participants
sont traités de « vieux soixante-huitards » (attardés est facultatif mais
courant), comme on parlerait des anciens combattants de la guerre de 14. Il
s’agit désormais d’oublier 68. Parallèlement, les sociologues commencent
leur travail de mise en statistiques de la révolte ou d’enquête orale pour
analyser la pratique de ceux qui ne sont plus que des « acteurs » de 68 et
que l’on observe comme on observe la vie des fourmis, c’est-à-dire d’un
point de vue d’entomologiste.

En 2008, nous atteignons le stade de la commémoration par embaumement. Les
sociologues continuent leur travail de déconstruction-mystification, mais
ils se trouvent concurrencés, sur le marché de l’exploitation de « la chose
 » (pour parler comme le père de la sociologie française), par l’arrivée
d’historiens pour qui les ex-participants à l’événement ne sont même plus
des « acteurs », mais seulement des « témoins ». Si les médias et leurs « 
experts » convoquent des « témoins », c’est qu’ils constituent leurs tables
rondes et autres plateaux de télé comme des tribunaux de l’histoire. Car, en
désignant les individus impliqués dans Mai comme des « témoins », on les
sépare du mouvement ; ils sont là parce qu’ils auraient assisté à un « 
accident » (de l’histoire), une catastrophe, un phénomène susceptible de
faire de l’Audimat... ils vont livrer leur « témoignage » sur le phénomène
qu’ils ont vu... Ils ont vu un ovni en Mai 68 et ils viennent « témoigner
 » quarante ans après ! On comprend alors que des politiciens mal intentionnés
comme un président de la République, pour ne parler que du plus connu,
puissent invoquer des « témoins »… à charge, comme Glucksmann ou
Finkielkraut.

Pour nous, Mai 68 est d’abord un événement singulier, ni répétition des
révolutions du passé ni anticipation d’un futur déjà théorisé. Soudaine
irruption du refus de l’existant et de sa reproduction, Mai 68 constitue un
moment historique qui réalise la conjonction unique de deux mouvements de
lutte jusque-là séparés. D’une part, la contestation de toutes les
institutions et des rôles traditionnels tenus par l’individu, d’autre part,
la critique du travail.

Il n’y a pas deux Mai 68, un « Mai étudiant » puis un « Mai ouvrier ». Le
premier serait « petit-bourgeois » pour l’idéologie prolétarienne ou « 
hédoniste et libertaire » pour l’imagerie médiatique ; le second serait la
manifestation de la puissance de la classe ouvrière dans « la plus grande
grève de son histoire ». Ces représentations, actives dès les lendemains de
l’événement, n’ont fait que se renforcer jusqu’à constituer aujourd’hui le
« socle du savoir commun » sur Mai 68, celui qui pousse au dénigrement ou
à la commémoration.

En Italie, la commémoration de la décennie de luttes (1968-1978) se révèle
impossible car son souvenir est rendu tragique par la violence de
l’affrontement. C’est alors un processus de refoulement qui se met en place
pour délimiter ce qui fut acceptable (le « mai rampant » de 1968-1978) de ce
qui ne le serait pas (« les années de plomb » de 1973-1978).

Mais, ce qui réunit ces mouvements, en France comme en Italie, c’est leur
double dimension historique mise en avant par ce livre : la fin du cycle
des révolutions prolétariennes et l’émergence de la révolution à titre
humain.