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Christiane Passevant
Interview de Jean-Michel Carré (1° partie)
Article mis en ligne le 15 janvier 2008
dernière modification le 4 janvier 2008

Christiane Passevant : Lorsque J’ai très mal au travail a été diffusé sur Canal+, il y a un an, nous avons consacré une émission des Chroniques rebelles à ton documentaire. Les réactions ont été nombreuses et j’ai l’impression que, depuis, on parle beaucoup plus des problèmes soulevés par les conditions de travail. Il est vrai que ton documentaire fait une synthèse remarquable des thématiques autour du travail. Il est de plus en plus question de la nouvelle organisation du travail, des « techniques managériales », de globalisation du capital, du capitalisme… Tous ces thèmes et ces termes qui paraissent à présent moins tabous. Des films sortent sur les écrans, la Question humaine de Nicolas Klotz, par exemple. On a l’impression que tu as ouvert une porte, que la réflexion se propage, que les gens réalisent le danger des techniques mises en place et surtout de leur banalisation.

Jean-Michel Carré : Le film a eu un certain retentissement bien qu’il soit passé sur une chaîne cryptée, le même soir que Pirates des Caraïbes et du second volet du documentaire sur Chirac qui n’allait pas très loin, sur la politique étrangère par exemple, et un peu trop dans le sens du poil. Pas mal de gens ont regardé J’ai très mal au travail et, surtout, il y a eu un indice de satisfaction. Très vite, le bouche à oreille a fonctionné. Les gens ont appelé pour demander la date de rediffusion, pour savoir si le film sortait en salle, les comités d’entreprise le réclamaient également. Et j’ai pensé qu’il fallait donner sa place à ce film et, pour moi, un documentaire doit se voir au cinéma. À la télévision, c’est formidable car on peut toucher des millions de personnes, mais il faut aussi pouvoir rencontrer le public, aller dans les régions, faire des débats, connaître le terrain par rapport à de telles problématiques, échanger avec les personnes concernées de la médecine du travail, des salarié-e-s, des cadres, des syndicalistes, des enseignant-e-s… Les salles de cinéma sont les derniers lieux où les gens se rencontrent aujourd’hui pour débattre de sujets graves, discuter une vision des choses qui nous concernent tous et toutes. Que cela puisse provoquer des réflexions et une culture communes, c’est formidable.

Je pense que le bouche à oreille a fonctionné étant d’ailleurs accéléré par une droite décomplexée. Sarkozy et les grands chefs d’entreprise — toujours un langage lié au jargon militaire, ce n’est pas un hasard — sont si sûrs d’eux-mêmes qu’ils parlent du travail, de la valeur travail, sans se rendre compte de la différence existant entre la valeur du travail selon le patron et selon les ouvriers derrière la chaîne ou dans les bureaux, toute la journée au téléphone.

En général, les gens aiment leur travail. Dans le film, un sondage renvoie à cette notion puisque le travail arrive en deuxième position, après la santé, mais avant la famille et l’amour. Le travail compte beaucoup pour les individus et, du coup, ils ont le sentiment que quelque chose déconne, dérape. On leur signifie, « on va rogner vos droits et vous écraser un peu plus », autrement dit « vous ne travaillez pas assez, on va vous pousser comme des bêtes de somme » soi-disant pour gagner un peu plus : « travailler plus pour gagner plus ». Ce qui en fait se traduit par faire gagner plus à l’entreprise. Dans ce système, certains sont laissés de côté, mais l’important est de montrer les gagnants. Finalement, cela a provoqué des questions sur les conditions de travail qui aboutissent à la souffrance au travail. Le discours de la droite a choqué, même si certains se disent : « Bon, si on peut gratter un peu plus… » Mais c’est travailler plus et les gens se demandent ce que cela signifie dans le fond : travailler plus, pourquoi ? C’est comme les 35 heures, beaucoup n’ont guère vu de différence, puisqu’en 35 heures ils ont fait ce qu’ils faisaient en 39 heures. Donc, au final, les gens sont lessivés et cela ne change guère leur vie. Pour la plupart, à l’exception de quelques entreprises ou pour les cadres, cela n’a pas représenté de gain réel. En revanche, cela a permis de faire passer plus de flexibilité et, parfois, cela a été violent.

C’est donc le moment de diffuser le film avec l’annonce d’une période de turbulences sociales, de grèves. Immanquablement surgira la réflexion sur le travail. Au niveau des syndicats, c’est le cas : comment ont-ils accepté des concertations bidons. Dans les avant-premières du film, j’ai perçu à quel point les gens sont à bout. Ils ont envie de parler du travail parce qu’ils sentent que cela ne va plus. Tant mieux si d’autres films en parlent. Dans J’ai très mal au travail, j’ai essayé de globaliser les problématiques et toutes les séquences du film pourraient servir de point de départ à une réflexion sur l’un des aspects du travail aujourd’hui. Cela a été extrêmement difficile, au niveau de mon travail de cinéaste, de rendre à la fois cette complexité et la multiplicité des problèmes. Quand j’ai réussi à dépasser ces difficultés pour que cela soit fluide et qu’en même temps on reste sur l’essentiel, j’étais satisfait. C’est une globalisation des problèmes et chacun d’eux est le départ pour d’autres films. Il faut d’ailleurs traiter, en dehors des débats, chaque point particulier ; ce que certains films ont fait, mais il reste encore beaucoup de sujets qui n’ont pas été abordés au cinéma et à la télévision et il faut le faire.

C. P. : J’ai très mal au travail est-il la suite, ou le début, d’une trilogie ? Je pense au lien avec deux de tes films, Charbons ardents et Sur le fil du refuge  [1]. Existe-t-il une filiation entre ces films et J’ai très mal au travail ? Est-ce ta manière de piocher, en quelque sorte, dans cette problématique du travail ? Quel est le lien entre ces trois films, dans ce qui ressort, à mes yeux, comme une trilogie de l’engagement par rapport au sens véritable du travail ?


Jean-Michel Carré :
Au départ, il n’y a pas de lien. J’ai commencé à faire du cinéma en 1968, dans un moment où il y avait de nombreuses grèves, où je voulais changer le monde… Je veux toujours le changer, car je crois qu’il existe encore plus de raisons pour le changer. Il faut motiver la nouvelle génération pour se battre parce que ce qui se passe actuellement est grave. L’exemple de ces quelques jeunes dans le film fait très peur. Ce qu’ils acceptent aujourd’hui est effrayant.

Quand j’ai eu connaissance de l’expérience des mineurs de Tower [2], ces mineurs qui se battaient contre Thatcher pour sauver leur mine de charbon, j’ai pensé que le combat serait extrêmement dur avec toute la violence sociale. Mais ils ont réussi à avoir le dessus. C’est étonnant et c’est assez récent, six ou sept ans. Pour moi, la dernière lutte, c’est celle de Lip. Et immédiatement, j’ai pensé à Lip. Mais à la différence qu’au bout de trois ans l’expérience Lip s’est terminée, pas seulement par la faute du gouvernement et des patrons, mais aussi en raison des luttes entre les syndicats, CGT et CFDT. Quand, dans un mouvement, des luttes fratricides interviennent entre syndicats, c’est l’échec. C’est pourquoi j’ai voulu aller à Tower au bout de trois ans, car c’est difficile de continuer une lutte pendant plusieurs années. À Tower, après trois ans, il y avait encore cet élan, cet enthousiasme incroyable et ils l’ont encore. J’y suis allé, il y a peu de temps. Et, même si la mine initiale n’est plus exploitable, ils ont déjà racheté une autre mine qu’ils font fonctionner. Ils ont créé des activités tout autour, des entreprises dans les communes alentour. Le socialisme à la Tower continue.