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Décès de Maria Mies, écoféministe allemande
1930-2023
Article mis en ligne le 30 mai 2023
dernière modification le 15 juin 2023

La grande sociologue et écoféministe allemande Maria Mies vient de mourir. Pour lui rendre hommage, la chercheuse Geneviève Pruvost, autrice du livre « Quotidien politique » aux éditions La Découverte re-publie ici la notice bibliographique figurant dans son livre. Pour ouvrir un champ de bataille contre les dominations, mais aussi une façon de reprendre du pouvoir de décision sur les moments essentiels de nos existences.
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L’écoféministe marxiste allemande Maria Mies, née en 1930, a dix ans de moins que Françoise d’Eaubonne, et une tout autre éducation. Elle est fille de paysans, élevée à la ferme[1], dans un village de Rhénanie où les tâches communales étaient distribuées entre les 300 habitants. Étant mise à contribution comme ses frères et sœurs (c’est la huitième enfant d’une fratrie de douze), elle sait dès le plus jeune âge que « la nourriture ne vient pas du supermarché mais du sol[2] ».

La famille est autonome en légumes, fruits, farine, œuf, volaille, cochon, pain, réparation d’outils ; et la vente du lait est sa principale source monétaire. Dans son autobiographie, Maria Mies précise que la grange jouxtait la maison et que « la nuit, vous pouviez entendre les vaches meugler ou être agitées. Les entendre devenait particulièrement important quand une vache était prête à mettre bas ». En bref, « les êtres humains et les animaux n’étaient pas vraiment séparés »[3].

Loin d’en faire un détail misérabiliste, Maria Mies y voit le fondement de l’éducation qu’elle reçoit de sa mère, qui passait ses nuits dans la grange au moment du vêlage : vivre aux côtés des bêtes, ce n’est pas vivre comme des bêtes, c’est faire preuve au contraire d’une solidarité interespèce élémentaire dont l’évidence s’est perdue. « Tu dois travailler avec la nature, tu ne peux pas la forcer[4] », avait coutume de dire la mère de Mies.

Maria Mies est la première de son village à aller au lycée, où elle a la chance de bénéficier d’une pédagogie alternative : le directeur, limogé par les nazis, innove, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, en créant un rapport au savoir très ancré dans la pratique et les relations de coopération entre élèves. Cette double socialisation (l’entraide agricole et une scolarité qui s’écarte des règles disciplinaires de l’époque) explique en partie que Mies conteste le principe de l’autorité hiérarchique comme nécessaire au bon fonctionnement des sociétés.

Un autre élément de sa jeunesse a joué un rôle décisif dans sa trajectoire : lors d’une sortie scolaire dans un musée, elle fait la rencontre d’un Pakistanais musulman du Bengladesh avec lequel elle entame une correspondance, et qui l’éveille à la critique de l’ethnocentrisme occidental.

Étant la plus diplômée de la famille, Maria Mies n’est pas désignée pour reprendre la ferme et devient institutrice. Elle participe à des camps pacifistes contre le service militaire, où elle rencontre alors des objecteurs de conscience de tous les pays, sans se considérer encore à cette époque ni féministe, ni marxiste. Elle candidate pour un poste d’enseignement de l’Allemand à l’institut Goethe à Puna en Inde en 1963, où elle découvre qu’elle se sent « chez elle » dans ce pays dit pauvre.

À partir de ce déplacement s’opère une socialisation intellectuelle et militante qui inverse l’ordre des initiations habituelles, à une époque toujours marquée par la suprématie de la culture occidentale : en 1963, c’est une anthropologue indienne qui forme Maria Mies à l’enquête sociologique ; et c’est une bibliothécaire indienne qui lui met entre les mains La Femme mystifiée de Betty Friedan qui, comme pour Françoise d’Eaubonne, fut un tournant.

Quand elle rentre en Allemagne, elle sait qu’elle veut faire de la sociologie et travailler sur les femmes. Elle mène la première thèse en langue allemande sur la condition des femmes indiennes de l’époque contemporaine. Il n’existe alors qu’un seul ouvrage à la bibliothèque de l’université de Cologne sur son sujet, l’ouvrage de 1927 de l’anthropologue Robert Briffault, The Mothers, qui étudie les anciennes sociétés matriarcales. C’est également une référence importante pour Françoise d’Eaubonne de l’autre côté du Rhin.

Maria Mies a 38 ans en 1968 quand les mouvements étudiants éclatent ; elle y prend part en électron libre. Elle milite dans des groupes marxistes, tout en participant au groupe œcuménique de la théologienne pacifiste féministe Dorothea Sölle. Elle se forge une conviction : le système patriarcal allemand est tout aussi verrouillé que le système patriarcal indien. Comment l’Occident peut-il se prévaloir d’être plus féministe que les anciennes colonies ?

Mies se marie en 1975 avec un militant indien d’Hyderabad qui soutient le mouvement révolutionnaire paysan des naxalites. Le couple, hostile au mariage en tant qu’institution, décide de ne pas vivre ensemble et n’a pas d’enfant, préférant se vouer pleinement à une double vie d’universitaire et d’activiste.

Maria Mies obtient un poste à l’université de Cologne, non loin de son village natal, en sociologie de la famille et des minorités. Elle se trouve à ce titre dans une situation institutionnelle privilégiée par rapport ses comparses, la sociologue Claudia von Werlhof, (née en 1943, qui a soutenu sa thèse de sociologie à Cologne en 1974) et l’anthropologue Veronika Bennholdt-Thomsen (née en 1944), qui sont d’emblée étiquetées comme des féministes et peinent à décrocher un poste universitaire. Les trois féministes se rencontrent en 1976 et créent ce qui sera qualifié d’« école de Bielefeld ». Elles écrivent des ouvrages collectifs où elles mettent au point leurs théories sur le rôle nodal des femmes en matière de subsistance, et l’oppression particulière que celles-ci subissent dans la guerre contre la subsistance paysanne menée par l’expansion planétaire du capitalisme[5].

Elles ne se qualifient alors pas encore d’écoféministes, mais de féministes marxistes. Au rebours de Françoise d’Eaubonne qui n’est pas traduite à cette époque, leurs textes sont diffusés dans les pays anglo-saxons, du fait de la traduction de leurs textes en anglais (via Maria Mies qui, en tant que spécialiste de l’Inde, évolue dans un monde anglophone). Elles nouent des affinités intellectuelles avec le féminisme marxiste états-unien, notamment avec Silvia Federici qui préface Patriarchy and Accumulation on a World Scale, et Ariel Salleh, qui préface Ecofeminism.

De son côté, Claudia von Werlhof est en amitié avec l’historien Immanuel Wallerstein, qui travaille sur le concept d’économie-monde et avec Illich, à qui elle rend hommage pour être un chercheur homme qui n’invisibilise pas les recherches féministes[6]. Ivan Illich est lui-même très proche de l’historienne allemande du corps Barbara Duden, que connaissent Maria Mies et Claudia von Werlhof.

De proche en proche, tous ces auteurs et autrices se citent, instaurant une circulation d’idées entre l’Allemagne et les États-Unis, sans passer par la France qui ignore les liens qui se tissent entre féminisme, subsistance et critique du progrès. La lecture en 1980 de The Death of Nature de Carolyn Merchant joua un rôle décisif dans leur rattachement des féministes de l’école de Bielefeld au mouvement écoféministe.

Maria Mies ne sépare pas enseignement universitaire et militantisme. Elle est notamment engagée dans une association qui exige des refuges pour les femmes battues où elle lance une enquête biographique sur les femmes accueillies. Elle repart avec la même méthode de co-élaboration des problèmes et des solutions par les principales intéressées en Inde : à Narsapur, elle enquête sur des dentellières qui travaillent à la pièce à domicile dans les campagnes clairsemées[7].

De 1979 à 1982, elle codirige un programme de Women and developement dans l’Institut de sciences sociales en Hollande où elle place en situation d’horizontalité des femmes du Nord et des femmes du Sud global, en les faisant conjointement plancher sur des situations d’oppression des femmes dans les pays dits développés. Elle opère un renversement qui caractérise l’ensemble de son œuvre : Mies ne pense pas seulement à partir du monde paysan, mais aussi à partir du point de vue des femmes du Sud global.

En 1984, Maria Mies intègre un groupe critique des technologies reproductives et des lobbys pharmaceutiques, et commence à percevoir la fracture entre l’écoféminisme et le féminisme allemand, qui soutient que la technologie sert la cause des femmes et applaudit la féminisation de l’armée. « Quel type de libération permet aux femmes d’être aussi stupide que les hommes ? La guerre n’a jamais été et ne sera jamais une solution pour aucun problème social[8] », affirme la sociologue pacifiste et antinucléaire. Tandis que les études de genre allemandes embrayent sur le féminisme postmoderne, Claudia Werlhof est quant à elle attaquée par le mouvement féministe pour avoir osé dire à l’occasion de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl de 1986 qu’elle ne voulait pas que les enfants soient sacrifiés au progrès.

Les trois écoféministes de Bielefeld persistent dans l’hétérodoxie, y compris du côté écologiste : alors que le parti des Verts allemand prend le virage du développement durable et défend les engagements armés de l’Allemagne aux côtés des États-Unis, elles maintiennent leur position anticapitaliste et antimilitariste radicale, en pointant la dégradation des conditions de vie des femmes dans les pays dits en voie de développement.

Maria Mies enquête en Thaïlande et au Bengladesh auprès de filles de paysans vendues à des fins de prostitution pour payer leurs dettes, et d’ouvrières qui se font attaquer la nuit sur le chemin du retour de l’usine. Elle montre que la corrélation entre l’installation du néolibéralisme, le développement globalisé et les violences faites aux femmes n’est pas ponctuelle ou provisoire, mais systémique : il s’agit bien d’asservir la population la moins payée et la plus exploitée de l’économie-monde.

En 1988, Maria Mies fait la rencontre de la militante écologiste indienne Vandana Shiva, autrice d’ouvrages sur la violence de la révolution verte en Inde. Elle lui offre son livre Patriarchy and Accumulation on a World Scale[9]. Shiva, qui ne partait pas d’un engagement féministe mais écologiste, est aussitôt convertie à l’écoféminisme et elles décident d’écrire un ouvrage ensemble – qui connaîtra une visibilité particulière avec la nomination, entre-temps, de Vandana Shiva au prix Nobel alternatif de la paix en 1993[10].

Maria Mies, depuis 1993, partage ses années de retraite entre son appartement à Cologne et le village de son enfance où elle jardine, renouant ici avec les pratiques de subsistance de sa famille. Elle n’en milite pas moins sur le plan international : dans les années 1990, elle s’engage dans la lutte altermondialiste en participant au groupe Diverse Women for Diversity (DWD) cofondé par Vandana Shiva, qui lance un appel pour la souveraineté alimentaire des femmes.

Tandis que von Werlhof prend fait et cause pour le mouvement zapatiste en 1996, Mies s’engage en 1997-1999 contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI)[11], puis elle se rend au grand rassemblement altermondialiste à Seattle – qu’elle salue comme un moment clef de la lutte anticapitaliste : pour la première fois, elle voit la rue se soulever massivement contre le libéralisme, avec une grande variété d’expression.

Elle cofonde une commission internationale dédiée aux femmes au sein d’Attac (Association pour la taxation des transactions financières et l’action citoyenne), en 1998, participe au Forum social de Porto Alegre en 2001, organise en 2003 à Cologne avec le groupe « Feminist Attac » une conférence contre l’Accord général sur le commerce et les services (Gats), et elle participe au Forum social de Bombay en 2004. Puis Mies prend de la distance avec Attac, qu’elle n’estime pas assez radicale.

À soixante-quatre ans, elle est plus antimilitariste que jamais : elle s’élève contre la « guerre sans frontières » menée à partir de campagnes militaires en Yougoslavie, en Iraq, en Afghanistan[12], qui ne visent pas seulement à capter les ressources naturelles, mais aussi à « détruire la capacité de ces pays à être autosuffisants et autonomes[13] ». Elle décide alors de ne plus participer à des forums mondiaux et grandes manifestations altermondialistes. Elle publie ses mémoires à 80 ans, The Village and the World.

[1] Maria Mies, The Village and the World, op. cit.

[2] Ibid., p. xiv.

[3] Ibid., p. 9.

[4] Ibid., p. 23.

[5] Veronika Bennholdt-Thomsen et Claudia Werlhof fondent l’Institut pour la Théorie et la Pratique de Subsistance à Bielefeld en 1995.

[6] Claudia von Werlhof, Vom Diesseits der Utopie zum Jenseits der Gewalt, op. cit.

[7] Maria Mies, The Lace Makers of Narsapur, op. cit.

[8] Maria Mies, The Village and the World, op. cit., p. 235.

[9] Maria Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale, op. cit.

[10] Maria Mies et Vandana Shiva, Ecofeminism, op. cit.

[11] L’accord multilatéral a été négocié non-publiquement entre les 29 pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) entre 1995 et 1997.

[12] Maria Mies et Claudia von Werlhof, Krieg ohne Grenzen. Die neue Kolonisierung der Welt, Papyrossa Verlags, Cologne, 2004.

[13] Maria Mies, The Village and the World, op. cit., p. 287.