Divergences Revue libertaire en ligne
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Chronique décalée d’une semaine agitée
à moins que ce ne soit l’inverse
Article mis en ligne le 31 août 2020

Je pourrais vous dire que je suis triste pour les dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo abattus par deux fanatiques dégénérés, et pour la liberté de la presse outragée. Que je suis admiratif du courage des policiers qui les ont affrontés et dont certains ont payé de leur vie leur dévouement. Que je vais mettre un écriteau “Je suis Charlie” sur fond noir sur mon profil Twitter. Ou faire un dessin bien allégorique opposant un crayon à un flingue. Que je suis bien content que les salopards aient été criblés de balles. Que j’irai manifester dimanche avec tous nos politiciens, plus les dirigeants européens qui nous mènent vers la prospérité, pour la Liberté de la Presse (visez les majuscules). Et que je serai le premier pour acheter le numéro de mercredi prochain, tiré à un million d’exemplaires.


Oui, je pourrais, comme des millions d’autres. Mais en fait non.

Je n’ai plus le courage de faire aussi long qu’avant. Je ne m’étendrai donc pas en détail sur mes liens affectifs avec Charlie Hebdo, ses dessinateurs, son esprit. Ils ont conforté mon sens critique au cours de mon adolescence, à la fin des années 1970. J’ai été heureux de voir que des gens intelligents et pleins de talent étaient encore plus anticléricaux ou antimilitaristes que moi. Cabu dessinait des curés lubriques avec des gamins sur les genoux, Wolinski d’irresistibles femmes à poil… Il y avait aussi Reiser et son “Gros Dégueulasse”, Siné, Gébé… Et surtout leur père spirituel à tous, l’immense Cavanna, dont la pensée reste indispensable, un an après sa mort (de vieillesse). Le cancer avait emporté Reiser depuis plus de 30 ans. Mais tous les autres étaient encore là. D’autres étaient arrivés, comme Charb, que je connaissais forcément moins, puisqu’il était plus jeune que moi.

Je n’avais jamais repris Charlie après la débâcle des années 80. Ils n’étaient plus les uniques dépositaires du style d’humour qui avait fait leur notoriété dans les années 60. Quant à Val, mieux vaut éviter les commentaires. Et la scission avec Siné fut un coup de grâce. D’ailleurs Charlie Hebdo avait perdu son lectorat, et périclitait, au bord de la faillite. Certaines mauvaises langues avaient même accusé Val de tirer sur la ficelle des caricatures anti-islamistes pour renflouer les caisses.

Mais je retrouvais avec délice Cabu toutes les semaines dans le Canard (qui a lui aussi pris un gros coup de vieux face à Mediapart), j’ai dû lire à peu près tout ce que Cavana a pu écrire comme bouquins.

Découvrir brutalement, sur le coup de midi, alerté par un déluge d’icônes sur la barre de notifications de mon smartphone, que Cabu, Wolinki, Charb et 9 autres personnes avaient été assassinées sauvagement par deux petits connards décérébrés, qui portaient une Kalachnikov aussi naturellement que vous portez une montre, parce que les dessins de Charb ou de Cabu n’avaient pas l’heur de leur plaire, ce fut évidemment un choc terrible. Le genre de cauchemar que l’on peut éventuellement faire dans son sommeil, mais qui disparaît au réveil. Mais pas ici. Le lendemain, le cauchemar était toujours là.

Et sitôt après le choc, après quelques heures d’hommages spontanés et de manifestations d’émotion digne parfaitement compréhensibles, c’est à une succession de scènes plus pitoyables les unes que les autres que nous avons assisté. Un florilège, en ordre aléatoire :
C’est d’abord Sarkozy, ce pitoyable petit guignol que Cabu croquait si bien, qui n’arrive pas à se faire à l’idée qu’il n’est plus que le dirigeant d’un parti corrompu et moribond et qui voudrait bien redevenir ce qu’il a été, oubliant qu’il a été foutu dehors à grands coups de pompes dans le cul, avec un bilan cataclysmique.

Alors que derrière ses coups de mentons sécuritaires et ses discours martiaux, il n’a cessé de sabrer dans les moyens et les effectifs des flics, pour financer les cadeaux fiscaux délirants faits à ses amis les riches et les patrons. Depuis son départ, il a gagné 2 millions d’euros en donnant des conférences ridicules sponsorisées par Goldman Sachs ou des dictateurs africains.

Son image est tellement dégradée que l’oligarchie est en train de mettre en œuvre un “plan B” qui s’appelle Juppé, en le dotant d’une popularité totalement artificielle et en oubliant qu’il fut entre 1995 et 1997, et à juste raison, l’homme le plus détesté de France.

Ce petit bouffon s’est donc mis en scène, drapeaux français et européen derrière lui, fanfaronnant et roulant convulsivement des épaules pour dire… euh… je ne sais même pas ce qu’il a dit tellement on s’en branle. Il voulait simplement utiliser les cadavres de Charlie pour hisser ses talonnettes un peu plus haut et tenter de nous montrer qu’il existe encore.

C’est ensuite Marine Le Pen, que ce drame va sans doute propulser loin en tête de tous les sondages, et qui dans son premier discours prend bien soin de rendre hommage aux policiers avant de parler de Charlie Hebdo, on ne se refait pas. Avant de se victimiser pour ne pas être invitée à défiler (on se pince !) et de ressortir la peine de mort de sa naphtaline. Comme si ça allait résoudre quoi que ce soit. On ne doit jamais oublier que Charlie pissait, chiait et dégueulait sur le FHaine. Et que la présence de ses membres dans les défilés (j’ai appris que Philippot viendrait défiler à Metz !!!) est totalement scandaleuse et ahurissante.

Durant ces trois jours de cauchemar, on a aussi eu confirmation de la débilité profonde et de l’inanité des chaînes d’info en continu, principalement BFHaine TV et Itélé. Faisant venir des “experts” pérorant sans savoir de quoi ils parlaient (avec une mention spéciale pour le mythomane ridicule Jean Paul Ney, qui a trouvé le moyen de balancer en plus du nom des frères Kouachi celui d’un pauvre gars qui n’avait strictement rien à voir avec l’affaire, et qui a dû courir au commissariat pour échapper aux menaces de morts des justiciers autoproclamés). Avant de diffuser ad nauseam, des centaines de fois, les images des assauts.

Depuis les Romains, la mort est un spectacle. Le tout entre les lucratives pages de pub pour meubler le néant du direct et le scoop à tout prix, y compris au risque de la vie des otages.
Alain Weill, le patron de BFHaine TV a même trouvé le moyen de se réjouir d’avoir dépassé les 10% de parts de marché ! De quoi gonfler encore sur le dos des cadavres de Charlie sa fortune déjà estimée à 73 millions d’euros.

Le délire a continué avec les cloches de Notre Dame de Paris ! Pour Cabu !!! On se pince ! Les enfants de collèges, même catholiques, ont dessiné “Je suis Charlie”.

Et ça s’est poursuivi à l’étranger, où je doute que l’on connût Charlie Hebdo. Mais peu importe, le hashtag #jesuischarlie a tout emporté. Quelqu’un a même acheté le site jesuischarlie.com dans les minutes qui ont suivi le carnage. Sans doute les mêmes qui vendent à découvert les actions de compagnies aériennes après un crash. Belle mentalité.

Très Charlie Hebdo, assurément.

La Reine d’Angleterre a soutenu Charlie. Hi hi. Comme le pape, comme Poutine. Nous en sommes au point où le paquet de gredins qui nous opprime, les valets des banksters, les papes de l’austérité, Merkel, le thatchérien Cameron, le parrain de la fraude fiscale des multinationales Juncker, les petits soldats du libéralisme Rajoy et Renzi… et même aux dernières nouvelles l’infâme Netanyahou vont venir défiler pour Charlie… On cauchemarde.
Apple a soutenu Charlie. Apple, les esclavagistes fraudeurs fiscaux qui vendent leurs téléphone à prix d’or. Ceux qui ont découragé Charlie de faire une appli pour éviter d’avoir à affronter la censure d’Apple.

Et ce n’est pas tout : le Nasdaq, l’un des pires symboles du capitalisme mondial dans ce qu’il a de plus écœurants, a fait ce que vous voyez en haut du billet.

Pour un bon résumé ces foutaises, lisez ce qu’écrit Willem, qui n’était pas à Paris ce jour là…
Heureusement, ces drames nous ont offert des interventions terribles d’émotion et de justesse. Celle de Patrick Pelloux, définitivement un grand Monsieur. Et celle de Jeannette Bougrab, ex sous-ministre de Sarkozy, dont j’ai découvert avec stupéfaction qu’elle était la copine de Charb. Un amour sincère, des paroles tellement justes, même si le chagrin l’a amenée à envisager le Panthéon pour la fine équipe. On veut bien lui pardonner.

Au fur et à mesure que le nom des victimes s’égrenait comme autant de coups de massue (une pensée pour Bernard Maris, qui était un type marrant et cultivé, sûrement pas si gauchiste qu’il voulait bien le faire croire, mais dont les débats avec la caricature ultralibérale Sylvestre furent parfois de grands moments et radio, et qui sur le tard découvrit l’impasse qu’était la croissance et compris qu’il fallait sortir de l’euro), vient la sidération d’apprendre que Fabrice Nicolino en faisant partie. Avant le soulagement de le savoir en vie, salement amoché aux jambes. On sait aujourd’hui qu’il s’en sortira, je l’espère avec le moins de séquelles possibles, et qu’il pourra reprendre son indispensable combat d’écologiste de pointe, de lanceur d’alertes, de conférencier passionnant (il était venu à Metz en 2009). Par le plus grand des hasards, je viens de lire il y a quelques semaines son dernier livre en date “Pesticides, un empoisonnement universel”, dans lequel il dénonce, arguments et preuves à l’appui, outre les effets des pesticides, l’activisme des lobbyistes des transnationales de la chimie, les scientifiques et les politiciens corrompus… J’imagine qu’il a été tiré 100 fois moins et (chroniqué 10000 fois moins) que celui de Trierweiler ou de Houellebecq. Mais si les politiciens veulent lui rendre hommage, le mieux qu’ils aient à faire, plutôt que de faire la récup en montrant leur bobine dans les défilés “spontanés”, est de lire ce livre, et surtout de le prendre en compte, de régler leur compte aux lobbies qui nous imposent leurs saloperies. Fabrice Nicolino est aussi en pointe dans le combat contre les gaz de schiste, cette saloperie qui va très certainement débarquer chez nous après 2017, solution miraculeuse trouvée par des politiciens cyniques et avides de “relancer la croissance”. Peut-on rêver que son statut de rescapé miraculeux du carnage de Charlie Hebdo pourra lui ouvrir la porte de quelques plateaux télés ?

Mais le pire est à venir, on l’a bien compris. Une poignée de fous fanatiques peut à elle-seule paralyser la France avant de la faire plonger dans la merde. Et ne s’en privera pas.
On n’a pas fini d’en bouffer, du foulard, de la burqa, des mosquées, des minarets, du ramadan, du mouton dans la baignoire, des pains au chocolat. Du Daesh, du Al Qaeda, du djihad. Avec leurs corollaires de FHaine, de Le Pen, de Sarkozy, de Hortefeux, de Morano, de Peltier, de Didier… et de flics, de militaires, de caméras de surveillance, de NSA, d’écoutes, d’atteintes à la vie privée sous couvert de sécurité. Tout ce que Charlie vomissait.

On nous parle d’une manif unitaire bisounoursique qui consacrerait l’unité de la France. Comme on nous avait vendu la France “Black Blanc Beur” de 1998. Pure vue de l’esprit que la réalité démentira bientôt. La France raciste, la France étriquée, la France apeurée, dûment motivée par les politicards sus-évoqués, va plonger encore plus profondément dans sa haine du bougnoule, du nègre, du rom (mais pas du juif, il y a très peu d’antisémites en France, à part les tarés d’islamistes). Marine Le Pen et le FHaine vont encore gagner 10 points. Et nous allons devoir supporter ça. A vie. Ce sera l’enjeu principal de toutes les élections. A commencer par 2017 où nous allons sans doute devoir choisir entre Le Pen et Sarkozy.

Et puis à la télé, et bientôt dans la rue, ont défilé nos politicards français. Les plus misérables. J’ai aperçu en vrac Alliot-Marie, Dati, Cambadélis, Dray, Désir, De Sarnez… Mais planquez-vous, minables ! Gras profiteurs gavés par un système dont vous abusez, et où vous êtes élus et réélus malgré une incompétence et une inefficacité crasse, qui ont contribué à nous mettre dans la merde où nous allons désormais nous débattre.

Vous entendez, Charb, Cabu, Wolinski et les autres : l’UDI va défiler pour vous rendre hommage ! L’UDI ! Incarnation de la bourgeoisie replette, du sénateur au taux de cholestérol inquiétant, de la poussière de bénitier, de la réduction de la dette et de la baisse des charges, de la “relance de la croissance”, du néant de la pensée, et surtout de la bien-pensance à mourir. Tout le contraire de Charlie. Tiens, t’en dis quoi, de ça, sénateur UDI ?

Les journalistes ne valent pas mieux. Outre les caricatures de BFHaine TV, tous les nababs de la profession, ceux qui ont fait fortune en fréquentant les puissants, les bêleurs infatigables de la doxa libérale et ouiouiste, les Giesbert, les Joffrin, n’ont pas manqué de pointer leur nez. Retournez vivre votre confortable vie de notables, arrêtez de saturer l’espace médiatique, et laissez une chance aux véritables journalistes de s’exprimer.

Bon, je ne suis pas complètement bredin non plus, je ne méconnais pas la citation que l’on prête à Voltaire : “Je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire”, et j’ai bien compris que c’est la liberté d’expression que les défileurs prétendent défendre. Cette liberté d’expression qui au passage empêche Dieudonné de parler, nous empêchant de nous rendre compte qu’il n’écrit plus que des conneries antisémites. Celle qui fait que Cabu ou Charb pouvaient dessiner des curés, des imams, mais surtout pas de rabbins. Bref.

Mais si jamais les assassins s’en étaient pris aux journalistes de Valeurs Actuelles, qui sont pourtant, au contraire de ceux de Charlie, d’authentiques islamophobes et racistes, aurais-je été défiler pour eux ? J’ai comme un doute. Pourtant, il faut absolument qu’ils s’expriment, sinon comment saurait-on qu’ils dégoisent en permanence d’odieuses saloperies ?

Non, je n’irai pas défiler dimanche. Il y a là-dedans un côté religieux, naïf et dérisoire. Ce que j’ai ressenti lors des “marches blanches” après les assassinats d’enfants en Belgique. Ça ne fait pas revenir les victimes. On pleure, on se tient chaud, et après ? Ça relève trop de l’évidence. A chaque horreur collective que ce monde de merde nous réserve régulièrement, les politiciens de service reprennent le même modèle de discours où ils disent leur émotion, leur tristesse pour les victimes et leurs proches, rendent hommage aux forces de l’ordre ou aux pompiers, en appellent à la justice. Qui pourrait être en désaccord avec ça ? Même s’il y avait 60 millions de personnes dans les rues dimanche, pensez-vous que les fous de dieu se diraient : oh ben alors, finalement on arrête ? Le cerveau de ces débiles est complètement cramé par leur bêtise et leur idéologie, inaccessible à toute forme d’émotion ou de réflexion. Rien à en faire, sinon les combattre.

Et puis pensez-vous que Cabu ou Charb auraient aimé ça ? Ils n’ont rien demandé. Ils n’ont fait que leur boulot. Et ils le faisaient merveilleusement bien. Cavanna disaient qu’ils étaient des “ricanants”. Attitude indispensable pour supporter la vie dans un monde de plus en plus insupportable.

Mais contrairement aux foutaises entendues cette semaine, ils ne sont ni des héros, ni des martyrs. C’est du vocabulaire d’anciens combattants, de culs-bénits, de vieux barbons de droite. Tout ce qu’ils conchiaient. Ils sont morts de la barbarie de fanatiques se réclamant d’une religion, point barre.

Finissons par la dédicace de Cavanna pour “Les Russkoffs”, livre fabuleux dans lequel il évoque avec ses mots inimitables son expérience terrible de déporté à la fin de la deuxième guerre mondiale, et qui cloue à merveille le bec à tous ceux qui ont voulu plaquer cette idéologie moisie sur le drame de Charlie :
“à tous les bons cons qui ne furent ni des héros, ni des traîtres, ni des bourreaux, ni des martyrs, mais simplement, comme moi, des bons cons”.

Supernono

Trouvé icihttp://www.superno.com/blog/
10 janvier 2015