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Christiane Passevant
Le Déplacé
Denis Langlois (éditions de l’aube)
Article mis en ligne le 23 mars 2012
dernière modification le 17 mars 2012

Un avocat français, militant révolutionnaire déçu, est chargé d’une étrange mission au Liban. Il s’agit de retrouver la trace d’un nommé Elias Kassem qui a disparu au cours de la Guerre du Liban lors des affrontements entre Druzes et Chrétiens.

Le silence, la gêne de ses interlocuteurs, les obstacles rencontrés, lui font vite comprendre que cette disparition — ce « déplacement » — est beaucoup plus mystérieuse qu’il n’y paraît.

D’un monastère au-dessus de la baie de Jounieh jusqu’aux montagnes du Chouf, en passant par un Beyrouth en reconstruction, il découvrira la réalité de la guerre, ses atrocités et la difficulté pour les différentes communautés à revivre ensemble après s’être massacré entre voisins.

Récit contre la guerre porté par une belle écriture, ce livre est aussi une quête initiatique. Comment ne pas être un déplacé dans une société tragique où l’être humain a si peu d’importance ?

En refermant ce livre, Le Déplacé, de Denis Langlois, les questions fusent encore plus nombreuses qu’au début du récit. Questions sur la situation au Moyen-Orient, sur les enjeux qui s’y jouent encore et encore, sur les religions orchestrées pour justifier les horreurs, mais peut-être et avant tout sur les différences de classes et le pouvoir qui génèrent les conflits, comme sur le pourquoi de la barbarie et son retour possible lorsque le silence et l’occultation occupent l’espace de l’analyse…

On bétonne, on bétonne au Liban… Et les morts sont restés sous ces couches de béton… Les politiques tentent par un vaste chantier de recouvrir la mémoire collective, de même qu’ils veulent ignorer les interrogations sur les quelque 150 000 disparu-es qui demeurent une énigme douloureuse pour les proches confrontés au silence des responsables.
« C’est le passé », disent certains et certaines, cependant on ne tourne pas une longue page d’histoire violente en se défaussant par une phrase toute faite traduisant l’indifférence et la mauvaise foi. De même que le béton ne peut recouvrir définitivement les souffrances et la mémoire des disparu-es.

Lire Le Déplacé de Denis Langlois, c’est entrevoir une réalité, celle de l’après affrontement, de l’après barbarie au Liban. À partir d’un cas particulier, celui de la disparition d’Élias Kassem et du massacre de sa famille, c’est le contexte libanais dans sa complexité et, plus généralement, celui des pays déchirés par la guerre civile et les violences militaires qui est abordé dans ce récit. Le Déplacé — en l’occurrence les déplacés — est un récit où les frontières s’estompent entre fiction, enquête documentaire sur les conséquences de la guerre civile et introspection personnelle. C’est aussi la découverte d’un pays, le Liban, bien loin des clichés habituels, une rencontre impossible à imaginer si l’on n’a pas vécu dans le pays des cèdres, la « Suisse du Moyen-orient » comme l’ont rêvé certains politiques.

Que s’est-il passé entre 1975 et 1990 pour provoquer cet embrasement pendant de longues années ? Pourquoi ces massacres ont-ils été perpétrés ? Pourquoi ce basculement dans la barbarie ? Pourquoi un acharnement brutal à l’encontre de voisin-es, d’ami-es ? De même la destruction des maisons, pour effacer toute empreinte ? « Aussi longtemps qu’il n’existera pas de réponse à ces questions, aussi longtemps qu’il n’y aura pas d’un côté une reconnaissance de culpabilité personnelle et de l’autre un pardon, il ne pourra pas y avoir de véritable réconciliation, [explique une jeune femme druze au cours du récit]. Les tensions subsisteront. Les non-dits, c’est le plus lourd à porter. Non seulement pour les victimes, mais aussi pour les coupables. Ils croisent dans la rue ceux dont ils ont massacré la famille ou pillé la maison. Ils ont peur. » Une autre question jalonne tout le récit : combien sont ceux et celles qui pensent que la guerre détruit les humains et la nature ?

1998. À la recherche d’Élias, intellectuel antimilitariste, déplacé, disparu, mort ou survivant par hasard d’un massacre insoutenable, c’est la trame du récit de Denis Langlois. Et s’il faut un mot clé à cette histoire, à cette quête, ce sera le hasard… Il revient sans cesse au gré du récit, comme le fil rouge d’une recherche à plusieurs dimensions dans un Liban où la reconstruction se fait à marche forcée, dans le déni des souffrances de la guerre civile. La volonté de passer à autre chose est politique, le pouvoir change de mains, mais ne se partage pas, le fric et les affaires non plus…

Dans les villages, dans les bourgs, un peu partout se joue le «  théâtre » de la réconciliation. Mais qui y croit ? En arrière plan les disparu-es, la mémoire de l’inommable, les traces indélébiles laissées sur les pierres, au plus profond des êtres humains. Et cette question récurrente : est-il possible de se reconstruire en vivant auprès des assassins, de ne pas ressentir le besoin de vengeance lorsque la douleur de l’incompréhension et l’absence sont trop fortes ? Comment oublier les visages, les gestes de ceux qui ont abattu froidement des familles entières ? Ils étaient des voisins, des amis… C’est certainement la question essentielle puisque la barbarie se reproduit, se perpétue, ailleurs…

Christiane Passevant : Le Déplacé est un récit à la fois, personnel, intimiste et universel qui commence avec la mort de ton père.

Denis Langlois : J’ai essayé d’être sincère, de décrire vraiment ce que j’avais ressenti ? Je ne savais pas comment j’allais réagir, confronté à une mort si proche. Certaines personnes s’étonnent de leurs réactions devant des événements tragiques, d’autres sont déçues. Les guerres, l’emprisonnement, toutes les situations difficiles sont effectivement des révélateurs. D’abord, on s’interroge, on réagit et finalement on vit avec.

Christiane Passevant : C’est là qu’intervient, au début du récit, des questionnements profonds sur ta vie personnelle, professionnelle, sur
tes engagements de militant. Tu dis même « flotter dans ta vie ».

Denis Langlois : Avant d’entreprendre ce voyage, il y a eu un ensemble d’effets qui m’ont amenés à douter d’un certain nombre de choses et être prêt, disponible à me jeter dans les bras du hasard. Au Liban, j’avais une mission à remplir, je l’avais acceptée justement parce que je flottais dans ma vie sans que les autres ne s’en rendent compte. D’ailleurs, se rend-on compte de ce que ressentent les autres ? Je n’en suis pas sûr. Ce que je dis est sans doute banal, mais je l’ai ressenti très profondément. J’ai croisé des gens qui ne savaient absolument pas qui j’étais intimement et ce que je pouvais ressentir. Et se connaît-on soi-même ? Seules certaines circonstances permettent de s’approcher de ce que l’on est, mais de là à se connaître véritablement… J’en doute.

Christiane Passevant : Ce doute, tu le transmets au lecteur ou à la lectrice. Qu’un militant remette en question les fondements mêmes de son engagement exige un certain courage, d’accepter de prendre des risques.

Denis Langlois : J’ai eu ce moment de doute, mais bien sûr la lutte continue, avec toutefois moins d’illusions. Peut-être ne parviendrons-nous jamais à une société meilleure, plus satisfaisante, mais cela vaut quand même le coup de lutter, d’approfondir les choses, d’aller plus loin, de faire confiance au hasard et à l’utopie.

Christiane Passevant : Pour cette « mission » que finalement tu acceptes, tu pars du jour au lendemain au Liban. Pourtant c’est plus un travail d’enquêteur que
d’avocat.

Denis Langlois : Pour moi, accepter cette proposition, c’était comme une planche de salut. C’était complètement différent de ce que j’avais fait jusque-là. Le hasard me faisait en quelque sorte un clin d’œil et je ne pouvais pas refuser. Cela n’a rien à voir avec le destin, c’est autre chose.
Le hasard a beaucoup d’importance dans ma vie et j’aimerais qu’il se manifeste encore plus parce que, parfois, il y a des propositions
surprenantes qui débouchent sur des choses intéressantes.
Et se laisser porter est une belle expérience.

Je savais cependant en acceptant cette mission que j’allais trouver quelque chose de tragique. J’étais déjà allé au au Proche et au Moyen Orient en tant qu’avocat et observatoire judiciaire pour suivre des procès politiques.
Je suis allé à Beyrouth en 1969 parce que l’on pouvait rencontrer à Beyrouth tous les mouvements de contestation du monde entier, de
même qu’évidemment tous les agents secrets des gouvernements et des dictatures. C’était une ville florissante où l’argent coulait à flots et l’on s’amusait beaucoup. C’était une ville très occidentale, l’influence française
et occidentale y était très nette. Et en 1998, j’ai retrouvé une ville non seulement détruite par la guerre, mais aussi par la reconstruction. On plaquait sur cette ville historique des immeubles de vingt étages et l’impression dominante était que la ville était aux mains de promoteurs immobiliers. La circulation y était démente sur une chaussée défoncée et avec des véhicules civils et militaires.

Dans la montagne, on construisait aussi un peu n’importe où. Le chemin de fer qui longeait la côte n’existait plus, les voies avaient été volées, des maisons étaient construites sur le parcours du train. Cela montrait bien que la guerre tuait et détruisait tout autant les personnes que la nature et l’environnement.

Quand je suis arrivé dans cet hôtel monastère au-dessus de la baie de Jounieh, autrefois décrite comme le plus endroit du monde, je découvre aussi un chantier. En outre, ce monastère relativement moderne, était
une véritable forteresse sans guère de végétation et j’ai alors pensé que le hasard m’avait joué un vilain tour. C’était d’ailleurs plus un hôtel qu’un monastère, avec des touristes venant des États-Unis, et cela m’a surpris car je m’attendais à un lieu calme qui m’aurait permis de réfléchir. J’avais accepté cette mission aussi pour faire le point sur ma vie et rebondir et je me trouvais dans une situation dans laquelle c’était impossible.

Christiane Passevant : Tu te retrouves aussi devant la volonté de silence des personnes que tu rencontres, qui refusent pour la plupart de parler de ce qui s’est passé.

Denis Langlois : La guerre internationale, on en parlait, mais la guerre civile qui a opposé les différentes communautés libanaises restait pour certaines personnes un tabou. J’ai senti en arrivant que c’était une chose dont il ne fallait pas parler. J’ai alors découvert que la personne que je recherchais, Élias Kassem, avait certaines particularités. Et j’ai pensé alors que le hasard avait bien fait les choses car je ne recherchais pas n’importe qui.

Christiane Passevant : Élias est en fait très proche.

Denis Langlois : Au départ, je craignais qu’il ait directement participé à la guerre en tant que milicien ayant cherché à se venger et je n’avais aucune sympathie particulière pour lui. Il m’intriguait bien sûr parce que la photo remise sa mère révélait un visage à la fois ouvert et fermé. Et j’ai été agréablement surpris de découvrir au fur et à mesure un frère. […]

La guerre du Liban a duré quinze ans, a fait 150 000 morts, a déplacé un million de personnes c’es-à-dire une personne sur quatre et en a amené beaucoup à quitter le Liban. Dans un premier temps, c’est une guerre internationale avec l’intervention des Palestiniens, des Israéliens et des Syriens. Ensuite, les différentes communautés religieuses, mais quand on dit religieuses, il faut comprendre qu’au Liban, c’est en même temps des communautés sociales et politiques. Et l’on peut être athée, comme Élias, et faire partie encore de ces communautés. C’est une période très confuse où les communautés s’affrontent, c’est la guerre de la montagne qui s’est déroulée en 1982 et 1983. L’armée israélienne a occupé une grande partie du Liban, notamment le Chouf habité par les Druzes. La politique israélienne était très favorable aux chrétiens, mais aussi aux Druzes car il y en a beaucoup en Israël et même dans l’armée. Sans entrer dans les détails, il y a eu à moment donné un changement d’alliance en faveur des chrétiens et des milices chrétiennes sont montées au Chouf pour y commettre des violences et faire subir aux religieux druzes des humiliations. Puis après Sabra et Chatila, changement d’alliance à nouveau, et les Israéliens abandonnent leurs positions aux Druzes qui en profitent pour faire une épuration "religieuse", c’est-à-dire de chasser les chrétiens du Chouf.
Dans certains villages, les chrétiens sont chassés, les églises sont détruites, mais dans d’autres, il y a des massacres comme dans le village de Masser qui sera le théâtre de trois tueries. C’est le village de la tragédie.

Et je suis arrivé au Liban quand a commencé le processus de réconciliation.
Les chrétiens revenaient dans les villages, accueillis officiellement, les gens se serraient la main, s’embrassaient, mais quand on parlait avec eux, il était indéniable qu’il n’y avait pas de réconciliation. Sans reconnaissance d’une culpabilité d’un côté et pardon de l’autre, la réconciliation était impossible. C’est pourquoi je pense que la situation n’est pas encore réglée. D’ailleurs, il faut dire qu’au Liban, avant la guerre, il s’agissait plus d’une cohabitation que d’une coexistence. Il existait toutefois une vie commune dans les villages, aujourd’hui, il n’y a plus d’unité.

Extrait d’une émission des Chroniques rebelles sur Radio Libertaire, rediffusée le 21 avril 2012. (89.4 ou sur Internet http://media.radio-libertaire.org/php/grille.php)