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Armando Chaguaceda
Réformes et gauche à Cuba. Regards au présent
Article mis en ligne le 19 janvier 2012
dernière modification le 2 janvier 2012

La gauche cubaine “du XXIe siècle” devra assumer la défense des nombreux perdants que les réformes engendreront, et qui s’additionneront aux milliers de travailleurs et de localités du pays en état de pauvreté depuis les deux dernières décades.

En ces jours où le site Havanatimes est en train de publier des fragments du suggestif (et probablement essentiel) livre de Sam Farber sur la Révolution cubaine, plusieurs amis — résidents sur l’île et dans sa diaspora — ont échangé des idées sur l’orientation des réformes à Cuba. Nous avons discuté des positions que devraient adoptés par tous ceux qui se réclament d’une gauche différente de celle qui fait référence au socialisme d’État existant actuellement sur l’île et étrangère aux propositions néolibérales. De cet échange naissent ces quelques “notes”.

Dans ce dialogue, nous nous rendons compte que les vues partielles ou partiales ne permettent pas de saisir l’essentiel des évolutions en cours. Certains analystes présentent ces réformes comme une continuité simple, maquillée, du modèle économique et politique qui a régné pendant un demi-siècle sur la vie des cubains. D’autres, les expliquent comme une mutation capitale, une sorte de “Révolution dans la Révolution”, où “les dirigeants et les masses” marchent à une parfaite vitesse synchronisée avec les mêmes horizons politiques et les mêmes intérêts. Certains ignorent, en défendant l’idée d’équité, les graves problèmes du modèle qui existent encore et qui rendent insoutenables — sans aide extérieure – les modalités connues de certaines politiques sociales. Tandis que d’autres assument — avec un enthousiasme adolescent – les nouveaux airs de changement en ignorant que nous assistons à une reformulation de l’hégémonie de l’État sans l’étendre aux droits et à la participation des citoyens.

Ce qui s’est passé à partir de 2008, selon moi, est une mutation lente et inachevée du modèle classique de socialisme d’État à un autre modèle plus proche des expériences asiatiques. Dans ce modèle, le marché est en pleine expansion sans que cela implique une réduction drastique des capacités de l’État (et de la bureaucratie qui contrôle le pouvoir). L’État et la bureaucratie impose son agenda sur des domaines clés de la sphère économique (comme la grande industrie, les transports et les communications) ainsi que d’autres reliés à l’information, à l’organisation et l’ordre public. Dans ce domaine, sa présence – et non son efficacité – est quasi un monopole. Dans les réformes en cours, ce n’est pas le type de régime politique construit pendant le dernier demi-siècle qui est en discussion, car nous assistons davantage à une sorte de libéralisation économique (avec l’amplification de certains espaces d’action individuelle ancrés dans la sphère économique) qu’à une démocratie pertinente et institutionnalisée – rendant plurielle la vie et les acteurs politiques, qui transforme de façon graduelle et pertinente – l’ordre socio-politique autoritaire en vigueur dans l’île.

La prévisible expansion des espaces de marché — qui stimuleront la production et la fourniture de biens et de services pour le peuple face au monopole asphyxiant et inefficace de l’État — est positive, tant pour la société que pour le même État lui-même, car celui-ci pourra se concentrer sur les questions réellement stratégiques, pour le développement national et pour faire mieux les choses. En ce sens, l’expansion d’un secteur d’entrepreneurs privés, de la petite à la moyenne entreprise (on sait qu’elles ne sont pas identiques à l’auto-entreprise en dépit des documents et des discours officiels qui présentent les deux modalités de façon à les confondre et à ne pas les différencier) et surtout du coopérativisme sont des étapes importantes qui peuvent être liées aux mesures prises — ou prévisibles — à partir de la stratégie de réforme en cours. De telles initiatives impliqueraient l’expansion d’une sorte de “citoyenneté propriétaire”, comme une condition qui fait allusion non seulement à la propriété formelle et effective des actifs économiques, mais aussi des biens à usage personnel et familial – ce qui ancrera encore plus, je pense, les gens à leur terre et les amènera à lutter pour un avenir meilleur au sein des frontières nationales. Tout cela, est clair, si l’État accompagne de façon active et ne fait pas barrage — comme il le fit dans les années 1990 — aux énergies et aux initiatives nouvelles.

Que le gouvernement de Raul Castro veuille améliorer la vie des gens, qu’il désire qu’ils consomment plus et mieux et qu’il élimine certaines restrictions absurdes est certainement quelque chose de louable, ce qui devrait alléger les souffrances de la population cubaine. Mais cela ne veut pas dire (comme le font certains partisans de la réforme) que les changements en cours développent le répertoire des libertés et des droits actifs, et surtout ceux permettant de convertir en réalité le slogan du Pouvoir populaire, substance d’un inexistant socialisme démocratique et participatif. Cela signifie que l’idée qui apparait derrière ces réformes est qu’un pays avec des habitants matériellement satisfaits est plus gouvernable.

Une extension de la démocratie n’apparaît pas dans l’horizon des réformes actuelles avec la modeste exception d’une limitation des mandats, fille du bon sens commun et de la connaissance de la biologie. Et quand avec un regard de gauche nous faisons le pari d’un élargissement démocratique, nous ne faisons pas référence au modèle de démocratie procédurale et minimaliste, qui a accompagné la mise en œuvre du néolibéralisme dans la région. Nous pouvons réinterpréter la démocratie comme un développement souhaitable de l’incidence et de la cogestion de la société organisée (et des citoyens en tant qu’individus porteurs de droits et de devoirs) qui accompagne un État bienfaiteur, dans la défense et la promotion de la chose publique et de tous les droits des gens. Démocratie qui rejette les “solutions” marchandes et autoritaires qui s’offrent — comme des chants de sirènes — aux problèmes de développement et d’ordre social dans le contexte de la périphérie du Tiers-Monde.

Toute stratégie de gauche, face au processus de réforme à Cuba aujourd’hui, doit insister sur la défense des “acquis de la Révolution” — qui ne sont que le fruit du travail et le sacrifice du peuple en dépit des maladresses et des caprices de la bureaucratie —, sous des formes d’exigences concrètes pour l’éducation, pour la santé et pour la sécurité publique, universelle de qualité. Que chaque enfant — qu’il soit de Miramar ou de Palma Soriano — ait la garantie d’avoir un bon instituteur et des conditions matérielles pour apprendre, tout comme l’ont les enfants de ma génération, sans que la politique éducative dépende de “Plans émergents” souffrants de rétro-alimentation ou d’insensibles contraintes budgétaires du Fonds monétaire internationale. Que les femmes se voient garantie le droit de décider de l’usage de leur corps, sans voir leurs décisions criminalisées par des pouvoirs séculaires ou ecclésiastiques. Que les professionnels de santé reçoivent un revenu décent, sans être tentés de migrer vers les pays du Nord, sans être obligés de s’engager dans des missions internationales ou de vendre, de manière illégale, leurs services à leurs compatriotes, afin d’avoir les moyens d’obtenir des ressources, pour acquérir des moyens de vie et des biens de consommation. Et quand le livret d’approvisionnement — ce symbole de la “pauvreté planifiée” — disparaitra, par décret ou par des saignées, ce ne sera que parce que les travailleurs pourront devenir réalité la maxime socialiste qui dit “de chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail”.

En même temps, nous devons accompagner les réformes en cours avec d’autres propositions concrètes de politiques de transparence, de responsabilisation et de participation populaire dans le processus décisionnel à tous les niveaux, et la constitution de sujets économiques et politiques — communautarisme, coopératisme, associatifs — alternatifs à l’ordre existant comme aux charmes néolibéraux. Pour rendre concrètes et durables ces initiatives, il sera sans aucun doute nécessaire d’avoir recours à nos acquis, mais aussi prendre en compte — sans diluer l’essentiel — les meilleurs propositions de pensée demo-liberal, du socialisme démocratique, du christianisme social et des mouvements populaires, pour ne citer que quelques-uns des courants qui abondent, dans la région et dans le monde. Et il faudra dialoguer, dans le respect mutuel et sans exclusions, ni mimétismes, avec leurs représentants dans l’île, parce seule la communication et la solidarité entre les “sans pouvoirs” permettra une compréhension des véritables horizons , des similitudes et des différences entre nos agendas, empêchant leur manipulation par tous les gouvernements et tous les pouvoirs factices (entreprises, médias, religieux) impliqués dans la “question cubaine”. [1]

Simultanément, la gauche cubaine “du XXIe siècle” devra assumer la défense des nombreux perdants que les réformes engendreront, et qui s’additionneront aux milliers de travailleurs et de localités du pays en état de pauvreté depuis ces deux dernières point — mais non le moins important — il est inéluctable d’incorporer à nos discours et aux actions peu assumées par notre héritage idéologique et organisationnelle peu problématiques, ceux tels que les droits de l’homme (qui ne peuvent pas être gérés ou biaisés, en dépit de leur universalité et de leur intégrité) et l’expansion d’identités spécifiques — de genres raciaux, sociaux, environnementaux, contre-culturels — qui n’ont pas leur place dans le modèle du socialisme d’État, ni dans les dérives liées aux prévisibles formes de mercantilisme autoritaire et subordonné (du type des républiques bananières) que nous réserve le marché mondial. Assurément, ce n’est pas un agenda qui rassure les patrons, les messies et les marchands, mais il peut servir de boussole pour conduire quelque chose de digne, que l’on peut appeler de gauche, dans une bonne direction en donnant une proue pour le futur de la nation.