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Agnès Pavlowsky
La bande de Gaza, présent-passé, passé, présent
Article mis en ligne le 17 juillet 2010
dernière modification le 9 novembre 2023

Le 31 mai 2010, dans les eaux internationales, la marine israélienne attaque une flottille turque transportant du matériel humanitaire destiné aux Gazaouis. Neuf morts, des blessés.

Durant quelques jours, les médias se souviennent que la bande de Gaza est soumise à un blocus depuis quelques années. Et les dirigeants des grandes nations de se rappeler, qu’au Proche Orient, rien n’est réglé !

Blocus et traumatismes

Le 20 juin 2010, sous la pression internationale, le gouvernement israélien s’est dit prêt à alléger le blocus imposé depuis 2006 [1] en réaction à l’enlèvement du soldat Gilad Shalit [2]. Encore renforcé, en juin 2007, suite à la prise de pouvoir du Hamas [3], le blocus a été aggravé par la fermeture de la frontière égyptienne. Il pèse sur 1, 5 millions d’habitants.

Tout d’abord, Israël a proposé un assouplissement, en contrepartie de visites par la croix rouge au soldat kidnappé, puis aurait finalement cédé afin de « faciliter le système selon lequel les biens à usage civil entrent à Gaza ainsi que l’accès aux matériaux pour des projets civils qui sont sous supervision internationale ». Toutefois, l’allégement n’est pas la levée de l’embargo. Israël demeure bien vague concernant les exportations et la circulation des personnes. Le blocus maritime est maintenu. L’importation des matériaux de construction nécessaires à la reconstruction après le raid de décembre 2008-janvier 2009 serait autorisée, via des agences de l’ONU. Mais, la liste de produits encore interdits comprend des matériaux pouvant entrer dans la composition d’armement comme les tuyaux, le ciment et le gravier. Donc le problème de la reconstruction, est toujours d’actualité.

Dans quelle mesure, cet allégement couvrira-t-il les besoins des
habitants ?

En 2007, selon un rapport publié par l’organisation israélienne des droits de l’homme, Gisha, Israël ne laissait entrer qu’une centaine de produits contre plus de 4000 avant le renforcement du blocus. Par conséquent, si l’embargo ne signifie pas une crise humanitaire, il implique néanmoins des insuffisances aux lourdes conséquences. Ainsi, les familles dont les maisons ont été détruites lors de l’opération militaire de décembre 2008-janvier 2009 n’ont pu être relogées que dans des logements extrêmement exigus. Des écoles n’ont toujours pas pu être rebâties. La réhabilitation de l’hôpital Al Quods débute seulement, financé par la France.

Il faut rappeler l’ampleur de l’offensive. Le 27 décembre 2008, une pluie de bombes s’abattait sur la bande de Gaza précédant une offensive terrestre lancée le 3 janvier 2010. Drones, hélicoptères, F16 ! Sur terre, tanks, blindés, jeeps, artillerie se sont déployés. Les navires militaires sont entrés en action.
L’objectif était d’en terminer avec les tirs de roquettes Qassam du Hamas, en particulier celles lancées sur la ville de Sdérot. Ces tirs rompaient la trêve négociée le 18 juin 2008, sur la base de la fin du blocus. Or celui-ci était maintenu. Les cibles annoncées étaient les militants du Hamas, ses infrastructures, les tunnels reliant le sud de la bande de Gaza à l’Égypte qui auraient permis, entre autres, un approvisionnement en armes. Même Les dépôts de l’ONU ont été ciblés, le gouvernement israélien pensait que, sans nourriture, la population se retournerait contre le Hamas. Mais après le douzième jour de conflit, la résistance continuait et Israël cessa de bombarder les silos de l’ONU.

Litanie de Gazaouis ! Trois semaines de terreur avant le cessez le feu du 18 janvier, 1315 morts, de nombreux blessés, des civils pour la plupart, des destructions, des personnes à la rue.

L’embargo s’abat sur une population traumatisée.

Une étude, menée en 2006, par le Programme de santé mental de la communauté de Gaza [4], portant sur 200 familles du nord et de l’est de la bande de Gaza exposées à des bombardements et à un siège, montre que les parents interrogés ont subi une moyenne de 8,5 événements traumatiques ; 60 % d’entre eux présentent des symptômes significatifs d’un point de vue clinique. Parmi ces désordres post traumatiques, 26 % sont sévères, voire de très graves symptômes d’anxiété.

En 2008, une autre étude sur les effets psychologiques de la fermeture de Gaza, à partir d’un échantillon de 386 adultes, souligne la corrélation entre le siège et des réactions psychopathologiques telles que la somatisation, les obsessions, la dépression, l’anxiété avec des réactions d’hostilité, de panique ou de phobie. Les traits paranoïaques peuvent se développer. Les traumatismes sont cumulatifs puisque les situations de tensions, de danger, la perte des proches, les horreurs vécues ou les souffrances endurées se répètent. Ainsi l’angoisse de mort est-elle réactivée à chaque nouvelle attaque de l’armée israélienne. La guerre éclair d’une extrême violence, fin 2008-début 2009, creuse encore les plaies psychiques ouvertes. La santé mentale des habitants, malmenée par des années de blocus, d’enfermement, de raids, s’est encore détériorée.

Que dire des autres aspects de la situation sanitaire ? Faute de matériel, l’eau ne peut être traitée et est impropre à la consommation. Or, en 1995, selon Jad Isaac, alors directeur du Centre de recherches appliquées à Bethléem et membre des négociations multilatérales sur l’environnement, la pénétration de l’eau de mer dans les nappes aquifères avait déjà atteint un stade alarmant de salinisation. Les colons, se réservaient l’eau de qualité et puisaient de plus en plus profondément depuis des années.
Les dangers pour la santé sont évidents. En outre, différents organismes palestiniens et internationaux constatent une malnutrition, des carences en fer et en vitamines. En juin 2009, un rapport du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en soulignait les conséquences : les infections, la fatigue et la diminution de capacité d’apprendre chez les enfants.
De plus, des médicaments manquent régulièrement. Des malades recevaient des traitements en Israël, mais ne sont plus autorisés à s’y rendre. Les soins ne sont pas assurés sur place et leur santé se dégrade. Selon Médecins du monde, en 2009, 27 personnes sont décédées faute de soins appropriés.

Que dire de l’économie locale ? Depuis le 10 décembre 2008, l’approvisionnement en fioul industriel est interdit. Seul le gaz domestique contingenté est autorisé. Les coupures d’électricité sont fréquentes ainsi que les coupures d’eau provoquées par l’arrêt des pompes. Comble du cynisme, les produits israéliens s’imposent. L’eau minérale israélienne, à bas prix, vient concurrencer celle de la seule usine locale. Si l’objectif du blocus est d’interdire l’entrée des armes à Gaza, alors pourquoi interdire l’exportation ? Le résultat est que de nombreuses usines ont du fermer.

L’inchangé dans la bande de la bande de Gaza

La bande de Gaza : larmes et poussière ! Les images se bousculent, souvenirs de séjours, le premier date de 1987, à la veille de la première Intifada : ruelles étroites des camps de réfugiés, maisons accolées les unes aux autres, poubelles à ciel ouvert, immondices propageant une odeur pestilentielle tandis, qu’à proximité, des enfants jouent au ballon.
40% de Gazaouis vivent dans les camps parmi les 74% de personnes reconnues réfugiées, une partie fuyant en 1948, une autre déplacée en 1967. Une bande étroite de terre de 360 km2, soit 41 km de long sur 12 km de large où vivent 1,5 millions de personnes. L’UNRWA (Agence des Nations unies pour les réfugiés de Palestine) y enregistre et y soutient l’écrasante majorité des habitants : 67,9% sont inscrits auprès des Nations unies dans le domaine de l’éducation, de la santé et de l’alimentation.

Les soldats israéliens ne sont plus là au quotidien. Il n’y a plus de miradors, mais l’aspect général des camps n’a pas changé.

Dans le camp de Shatti, dit camp de la plage, en bord de mer, des chaloupes de pécheurs coloraient de bleu, de jaune ce décor grisâtre. Aujourd’hui, bien peu prennent la mer. Il n’est plus possible de nourrir une famille par le produit de la pêche puisque les autorités israéliennes interdisent les eaux profondes qui, seules, sont poissonneuses. Les pécheurs ne peuvent aller au-delà de quatre kilomètres de la côte. La sécurité d’Israël est invoquée et les canonnières sont prêtes à tirer sur toute embarcation dépassant ces limites. Ainsi Gaza importe son poisson d’Israël et se ravitaille aussi grâce aux tunnels souterrains la reliant à l’Égypte.

Les propos de pécheurs me reviennent en mémoire. En 1997, réparant leurs filets, et déjà rongés par l’inquiétude, ils se demandaient comment ils allaient nourrir leurs enfants. Ils étaient alors bien sceptiques quant aux éventuels effets positifs du processus de paix sur leur vie quotidienne.
De séjours en séjours, depuis la première Intifada jusqu’au processus de paix, de la seconde Intifada jusqu’à l’opération "Rempart" de 2002 et par la suite, les mêmes visions se répètent. Des plantations arrachées, des maisons, des immeubles sont détruits, punitions collectives pratiquées par les gouvernements israéliens successifs depuis l’occupation de 1967. Des quartiers sont rasés après un bombardement, des voitures écrasées après le passage des tanks israéliens, en représailles.

Chez l’habitant, les portraits affichés sur les murs sont la mémoire des proches emprisonnés, tués lors de manifestations, d’attaques, de raids de l’armée israélienne… Photos de victimes d’assassinats ciblés ou de snippers ou encore d’auteurs d’attentats.

La première Intifada

Première Intifada [5], jours de grève, les rideaux des magasins sont en berne. Les rues de Gaza ville s’emplissent d’une foule plutôt jeune, surtout masculine, armée de lances pierres. Des barricades sont érigées. En face, des soldats tirent des balles en caoutchouc et des balles réelles : Scènes banales de ce soulèvement. Très vite, les sirènes lancinantes, stridentes des ambulances de la Croix rouge palestinienne amplifient la tension, d’autant qu’elles sont aussi les cibles de l’armée.

Que sont devenues, dans la bande de Gaza, les organisations populaires constituées, pour certaines, durant ce soulèvement, ou qui se sont développées alors ?

Un détour dans le passé de la première Intifada permet de mieux saisir cette tentative d’auto-administration, stratégie visant à se débarrasser de la gouvernance de l’occupant, dont quelques fois, les modalités décisionnelles et de partage de tâches se rapprochaient de pratiques autogestionnaires.

Portée par un élan, cette population s’est confrontée à l’armée d’occupation. Les Palestiniens de l’intérieur avaient, cette fois, le sentiment de prendre leur futur en mains ; le déclenchement de l’Intifada n’avait pas été commandité par l’OLP. Nombre de personnes se sont mobilisées au sein de divers comités populaires. Ce phénomène, moins remarquable dans la bande de Gaza qu’en Cisjordanie a touché toutefois l’ensemble des territoires occupés depuis 1967. Des comités locaux défendaient la population contre les soldats et les colons. Dans les villages et, surtout, dans les camps, des gardes surveillaient, alertaient. Ces comités n’avaient pas de schéma précis de constitution. Des individus, des militants à partir de réseaux, les ont mis en place. Des jeunes, impliqués dans le soulèvement, en ont pris l’initiative. Des personnes élues ou désignées, appréciées par la population locale, en étaient, souvent, les responsables. La plupart affichaient une couleur politique, selon l’implantation locale d’un parti. Tous cherchaient à répondre aux besoins et à compenser les dégâts résultants de la politique de l’occupant (taxes, interdiction d’exporter, destruction de récoltes, couvres feu prolongés). Des stocks ont été gérés, de la nourriture distribuée aux familles les plus démunies. En parallèle, des comités, les organisations non gouvernementales, spécialisés, préexistants, pour la plupart à l’Intifada, intensifiaient leurs activités.

Dans le domaine de la santé, des campagnes d’information, de vaccinations étaient menées. Des cliniques mobiles prodiguaient des soins allant au devant des malades, des blessés. Elles établissaient des cartes de groupes sanguins. Dans la bande de Gaza et en Cisjordanie, une banque de sang fut créé. Des travailleurs de la santé étaient formés, des trousses d’urgence distribuées. D’autres tentaient de développer l’économie domestique, éduquaient à la conservation des aliments et soutenaient les fermiers. Des enseignants organisaient les cours à domicile lors la fermeture des structures scolaires. Au-delà de la gestion du quotidien, les Palestiniens pensaient aussi à construire l’avenir. Des enquêtes étaient menées dans différents domaines pour situer les faiblesses, les manques et y remédier. Les terres étaient recensées et on envisageait de diversifier la production agricole pour éviter des déperditions. Tous ces organismes étaient des lieux d’actions, d’échanges, de concertation, de réflexions. Si certains avait un fonctionnement centralisé, d’autres avaient des pratiques, quelque peu, libertaires. L’entraide prenait différentes formes : le volontariat, le moratoire des propriétaires sur les loyers. Les jeunes, souvent en première ligne, avaient davantage droit à la parole [6]. Le monde rural, auparavant à l’écart, était partie prenante. Les pêcheurs et les agriculteurs du sud de la bande de Gaza, par exemple, se joignaient au mouvement.

Il y avait alors à un relatif glissement des rôles. La palette d’intervention des femmes se coloraient davantage. Dans la bande de Gaza, les comités populaires n’étaient pas mixtes. Toutefois hommes et femmes étaient souvent amenés à se coordonner. Les ONG investis dans la santé, l’éducation, étaient mixtes, et, dans une moindre mesure, celles du domaine agricole, hydraulique ou environnemental. Néanmoins, la mixité ne rimait pas forcément avec l’égalité des prises de décisions, loin s’en faut. Des femmes avaient leur propre comité populaire et certaines agissaient dans des organisations de femmes dont la plupart existaient depuis des dizaines d’années. Elles développaient leurs activités d’assistance, d’instruction. Elles multipliaient les jardins d’enfants et les coopératives.

Mais, progressivement, dans les territoires occupés depuis 1967, la visibilité des femmes dans l’espace public a suscité des oppositions. Et, cette évolution de la place des femmes, assimilée à un phénomène social, s’avéra être un épiphénomène. Lors des manifestations, des confrontations avec l’armée, elles étaient souvent exposées à des injures à connotation sexuelle prodiguées par des soldats et se trouvaient physiquement proches de ces derniers ainsi que d’hommes palestiniens. Nombreux en étaient mal à l’aise. Ceci alors que le Hamas, dont l’audience montait, fit campagne sur le thème « la pureté des femmes en danger », attisant ainsi des réactions négatives vis-à-vis de leur implication. Il menait une propagande par voie de tracts, de sermons à la mosquée et de menaces. Dans une société sensible aux questions d’honneur, garanti par la conduite sexuelle des femmes, ces arguments ont porté, particulièrement dans la bande de Gaza — plus patriarcale et plus traditionnelle que la Cisjordanie — où la participation des femmes dans le soulèvement était moins notable.

En outre, « Dans la bande de Gaza, les plus virulents des islamistes, souvent des shebab, s’en sont pris aussi à celles qui exerçaient une activité professionnelle. Accusées de mœurs légères et soupçonnées de trahison, des femmes qui arrivaient à subvenir à leurs besoins ont dû démissionner des lieux publics, bureaux, restaurants, magasins… Les jeunes hommes n’ont pas hésité à intimider la population. Ainsi, des vendeuses ont été menacées. En 1989, Warda Safariyah, propriétaire d’un atelier de couture, a été tuée, à l’instar d’autres femmes travaillant dans le secteur hospitalier [7]. »

L’évolution même de l’Intifada a scellé le repli des femmes dans l’espace domestique. La répression, le refus d’Israël de remettre en question l’occupation, a décidé des militants à s’engager dans une voie plus violente à partir de 1990. Les attaques à l’arme blanche, les embuscades, les enlèvements, les attaques armées contre les soldats et les colons, ont pris le pas sur la « guerre des pierres ». Et ces formes de luttes sont dévolues habituellement aux hommes. On a alors assisté à une augmentation importante de mariages précoces des filles, très significative, parmi les Gazaouis. Pour Islah Jad, universitaire à l’université de Bir Zeit, cela
« s’explique par différents motifs, dont une motivation économique : on encourage les filles à se marier pour diminuer le fardeau financier de la famille. Parmi les autres causes : la fermeture de leur école ou de leur université et la difficulté à trouver un emploi [8] ». Dans certaines familles, ces mariages visent aussi à éviter un engagement des jeunes filles dans le soulèvement.

La période du processus de paix

Avec la mise en place de l’Autorité palestinienne à partir de 1994, les comités populaires locaux ont eu tendance à disparaître. Les ONG et les regroupements de femmes, affiliées ou non à des factions intervenaient, sous l’œil attentif d’une Autorité jalouse d’un pouvoir limité par les conditions mêmes des accords israélo-palestiniens, mais toutefois consciente de leur utilité, puisqu’elle-même manquait de moyens pour le développement du pays.

Entre les deux Intifada, les organismes laïcs ont été confrontés à la montée de l’islamisme, surtout dans la bande de Gaza. Ce courant a attiré de nombreuses personnes déçues par le processus de paix et les comportements de certains dirigeants. L’Autorité Palestinienne a parfois pris l’initiative d’interdire des organisations, d’emprisonner des membres du Hamas ou du Jihad [9]. Elle a aussi souvent agi sous la pression israélienne, après des attentats-suicides. Le Hamas, soutenu financièrement, selon ses responsables, comme le docteur Abder Aziz Rantissi [10], par des Palestiniens en exil et par des aides privées venus d’Iran, d’Arabie Saoudite et d’autres pays arabes, a pu accroître ses actions caritatives. Il a aussi bénéficié des anciennes structures des Frères musulmans dont elle est l’émanation. Ainsi le Hamas a-t-il pu gagner en influence.

La seconde Intifada s’est caractérisée par une reprise de la lutte armée, une recrudescence des attentats-suicides, perpétrés cette fois par plusieurs tendances politiques et non plus seulement par des islamistes.
En Cisjordanie [11], des comités populaires s’établirent à nouveau, mais pas dans la bande de Gaza. Les Gazaouis se tournèrent vers l’UNRWA, les organisations internationales et non gouvernementales qui tentèrent de répondre aux besoins de la population, en parallèle avec les institutions de l’Autorité palestinienne. Cette dernière était cependant en difficultés car, en représailles aux attentats, Israël fit obstacle aux transferts de l’aide internationale.

L’enthousiasme qui portait la première Intifada n’était plus de mise parce que l’espoir de mettre fin à l’occupation par la lutte ou par les négociations était ténu. Toutefois, la majorité des Palestiniens se disait favorable à la reprise des combats, après sept années d’un processus de paix au cours duquel la domination israélienne s’était maintenue, interférant dans tous les domaines de leur vie quotidienne. Les Palestiniens étaient exaspérés.
Même si certains s’interrogeaient sur la pratique des attentats-suicides ou la désapprouvaient, cette seconde Intifada, signifiait, pour tous, qu’ils ne subissaient pas l’occupation sans réagir. L’ambiance qui avait suivi l’installation de l’Autorité palestinienne semblait faire partie d’un lointain passé et, à son évocation, les visages s’assombrissaient.

Le 4 mai 1994, Jéricho et la bande de Gaza passaient sous un régime dit d’autonomie. Les jours suivants, dans l’étroite bande de terre, les rues s’animaient et l’effervescence était palpable. Après plusieurs mois d’une vie sous couvre feu, les Gazaouis, opposants ou non au processus de paix, savouraient une vie nouvelle, sans l’omniprésence de l’armée israélienne. En bord de mer, certains se baignaient. Aux terrasses des cafés, on sirotait des boissons.

Mais très vite, le bord de mer est devenu un des lieux de prédilection d’une classe aisée, privilégiée, représentée surtout par les
« apparatchiks » de l’OLP et des membres de l’Autorité palestinienne.
Les hôtels, les immeubles de standing, les clubs privés surgissaient sur
le front de mer, à quelques mètres des camps de réfugiés. Ce luxe contrastait avec l’âpreté des conditions de vie de la majorité. La succession des fermetures, l’obtention au compte gouttes des droits de passage pour travailler en Israël, les limitations économiques imposées par Israël inondant la bande de Gaza de ses produits, empêchaient tout développement économique. Ainsi, pour beaucoup, la situation s’était aggravée ; ce fut le cas de sous-traitants des entreprises israéliennes dont les contrats ne furent pas renouvelés. Dans Rimal, quartier chic de la ville de Gaza, les villas des Tunisiens [12] choquaient. Ceci d’autant que, des membres de l’Autorité palestinienne étaient accusés de corruption par l’opposition et au sein même du Fatah.

L’attraction envers le Hamas

Dans ce contexte, on comprend mieux que cette seconde Intifada ait été un tournant dans l’ascension du Hamas, aujourd’hui aux commandes dans la bande de Gaza. Le nouveau leadership du Fatah, issu du Tanzim — organisation militaire ayant gagné sa popularité par ses opérations durant la seconde intifada et en se démarquant des responsables de l’Autorité palestinienne —, n’était pas pour autant parvenu à le supplanter.

Aux élections législatives palestiniennes de janvier 2006, le Hamas obtint ainsi 48,3 % contre 43,8 % pour le Fatah [13], soit 76 sièges sur 132. Porté par les urnes, sous le regard d’observateurs internationaux, le Hamas était majoritaire au parlement, alors que le Président de l’Autorité était toujours Mahmoud Abbas, vétéran du Fatah. Un accord pour un gouvernement d’union nationale palestinien a été signé le 8 février 2007, mais les tensions armées entre le Fatah et le Hamas ont culminé en juin 2007 et les forces du Fatah ont été chassées de la bande de Gaza.

Il n’est guère aisé de comprendre pourquoi le Fatah, parti de l’Autorité et possédant une armée officielle, a été battu aux élections. Il est plus facile de dégager les causes de la popularité du Hamas. Il y avait d’un côté, les balbutiements du processus de paix, les rancœurs contre les dirigeants de l’Autorité palestinienne et, de l’autre côté, les actions caritatives islamistes et la renommée d’intégrité et de combativité du Hamas. Ainsi, ce dernier devenait-il un opposant crédible dans le contexte de déclin des forces de gauche. Son concurrent islamiste, le Jihad, ne lui faisait pas d’ombre ; il ne voulait pas être une organisation de masse. De nombreux Palestiniens étaient désemparés et exprimèrent ainsi un désir de changement de direction. Le facteur déclencheur du second soulèvement, annoncé par
des échauffourées, avait en outre donné au conflit une tonalité religieuse qui coïncidait avec l’interprétation du Hamas. En effet, la seconde
Intifada a éclaté à la suite d’une visite d’Ariel Sharon sur le site de l’esplanade des Mosquées de Jérusalem, le 28 septembre 2000.
Considéré comme une provocation, cet événement a d’ailleurs donné son nom au nouveau soulèvement, « Intifada d’Al-Aqsa », du nom de la grande mosquée de l’esplanade.

Un contexte bien favorable pour le Hamas dont l’islamo-nationalisme a influencé les esprits, y compris, parmi ceux qui n’étaient pas de ses partisans. Cet islamo-nationalisme se traduit par un nationalisme se revendiquant de la religion, véritable sacralisation du conflit. Ainsi la terre doit être défendue parce qu’elle est une « terre musulmane », Jérusalem est revendiqué comme le troisième lieu de l’islam et celui qui meurt au combat est érigé en martyr. Affichant une fidélité à un terre palestinienne indivisible, s’affirmant alors inflexible quant aux droits au retour des réfugiés de 1948, le Hamas est apparu comme défenseur de l’identité collective. En outre, au nom d’une rigueur morale basée sur sa propre lecture religieuse, il a pu apparaître comme défendant la culture palestinienne contre la culture occidentale assimilée à la débauche.

Cette orientation du Hamas est à rechercher dans ses origines. Après un attentisme face à l’occupation durant la première Intifada, les Frères musulmans ont constitué le Hamas (Zèle). Il est devenu une force avec laquelle il fallait compter, notamment avec ses « Brigades Izz Al-Din Al-Qassam ». Son action, durant la première Intifada, a été moindre et Israël l’a peu réprimé, voyant dans le mouvement islamiste une possible opposition à l’OLP. Pour se développer, ce mouvement de résistance (Hamas) s’est appuyé sur un réseau déjà constitué de mosquées, d’associations de bienfaisance, de dispensaires, de clubs sportifs et de jardins d’enfants…

L’expulsion en décembre 1992, par le premier ministre israélien Itzhak Rabin, de 415 militants palestiniens islamistes au Liban a enflé la renommée du mouvement. Ses rapports avec l’Autorité Palestinienne avant l’Intifada d’Al-Aqsa alternaient entre dialogues, tensions, affrontements et arrestations. Nombre de Palestiniens étaient choqués
face à la répression qu’exerçait « leur Autorité » contre des « frères ». Ainsi, le mouvement a récolté un capital de sympathie qui ne valait pas nécessairement adhésion. Au début de la seconde Intifada, le Hamas a bénéficié par ricochet de l’aura du Hezbollah libanais, milice chiite à qui était attribué le retrait de l’armée israélienne, en mai 2000, de la quasi-totalité du Sud du Liban et la désertion de ses supplétifs de l’Armée du Liban Sud (ALS).

Le Hamas à l’épreuve d’un pouvoir

Quelle est la popularité du Hamas aujourd’hui ? Il existe des indications, en dépit de certaines difficultés, l’opinion palestinienne étant assez mouvante et ambivalente.
Le Mouvement de résistance islamique a gagné un certain prestige grâce à des opérations armées contre Israël, bien ces dernières puissent aussi lui porter préjudice. Depuis des années, les Palestiniens en subissent les représailles sans qu’une solution à long terme se dessine.
Les attaques israéliennes suscitent un soutien populaire immédiat. L’opération « plomb durci », de fin 2008 début 2009, a toutefois approfondi le ressentiment envers ceux qui ont provoqué la réaction militaire israélienne. De plus, le Mouvement de résistance islamique, débordé, s’est montré peu préoccupé du sort de la population.

Le blocus visait à affaiblir le Hamas. Y est-il parvenu ? Les Gazaouis déplorent les conditions de vie qui en découlent, mais refusent de faire le jeu d’Israël en blâmant le Hamas et l’allègement de l’embargo est interprété comme une victoire de ce dernier. Ce dont les habitants de Gaza souffrent également est la privation de liberté de déplacement. Contraints de vivre dans un espace restreint, sans ouverture sur l’extérieur, ils développent un sentiment d’enfermement d’autant plus douloureux qu’ils ne peuvent voir leurs proches, leurs amis qui parfois ne résident qu’à quelques kilomètres. Cette souffrance peut-elle nuire au Hamas ? Son aura est déjà quelque peu érodée par les entorses à la probité dont ce mouvement se prévalait. Ainsi, en février 2009, l’UNRWA accusa des policiers du Hamas d’avoir confisqué des centaines de colis de nourriture et des milliers de couvertures destinés à un demi-millier de familles d’un camp de réfugiés. La dérive de quelques policiers ne peut certes pas porter un coup fatal à la réputation du Hamas, sauf s’il se répète. En revanche, le manque de transparence concernant les fonds reçus pourrait, à plus ou moins long terme, avoir des effets négatifs.

Après l’offensive israélienne de 2008-2009, le salafisme, une interprétation plus rigoriste, plus stricte des dogmes de l’islam que celle du Hamas, a séduit certains Gazaouis. Adoptant la tenue des fondamentalistes pakistanais, le Khamis, les Salafistes sont repérables dans Gaza. Extrêmement minoritaires aujourd’hui, il est difficile de prévoir quel est leur avenir.

Concernant la politique des mœurs, les dirigeants du Hamas agissent, mais insuffisamment, selon nombre de ses membres et sympathisants et, bien sûr, selon les salafistes. La majorité des Gazaouis pratiquent la religion musulmane et, beaucoup, sont sensibles aux discours dénonçant une perversion des mentalités et des conduites qu’ils condamnent, pour la plupart comme une occidentalisation néfaste. Cependant, certaines des décisions visant à islamiser les comportements et les tenues ont entraîné quelques protestations. Ainsi, en août 2009, l’obligation du port du Jilab (longue robe) et du hijab, du cours préparatoire à la terminale, ainsi que l’interdiction, pour les hommes, d’enseigner auprès de filles dans les écoles publiques, ont fait réagir des élèves, des professeurs et des parents. De même, des avocates ont désapprouvé l’obligation du port du voile dans les tribunaux. La non-mixité dans les institutions scolaires a divisé. Mais de fait, la majorité des Palestiniennes portaient déjà le voile et beaucoup s’habillaient d’un Jilab. Les résidants du quartier huppé de Rimal et des chrétiens [14]se sont opposés à une imposition vestimentaire. Le Hamas s’est tout d’abord justifié en faisant valoir les traditions, puis s’est voulu rassurant quant à l’éventualité d’une mise en œuvre de la châria — la loi islamique —, pour ensuite revenir sur ses décisions afin de ne pas se mettre à dos ses soutiens et ne pas ternir son antichristianisme.

D’autres mesures sont maintenues et divisent les Gazaouis. Elles s’inscrivent dans une défense de la vertu au nom de principes dits islamiques, par exemple sont prohibées les manifestations musicales où hommes et femmes dansent ensemble. Les policiers surveillent les tenues à la plage et vérifient que les couples sont bien mariés. Certaines interventions seraient des initiatives personnelles et n’émaneraient pas de l’Autorité de Gaza comme la saisie de lingerie dans les magasins, le retrait de têtes de mannequins… Ces dernières suscitent pas mal d’agacement au sein de la population.

Par ailleurs, le Mouvement de la résistance islamique a essayé d’étouffer toutes formes de contestation, d’opposition alternative depuis sa prise de pouvoir à Gaza en 2007. Or, les Palestiniens sont attachés à la pluralité et nombreux désapprouvent notamment les ingérences au sein des organisations non gouvernementales. Pour exemple, en juin 2010, la police du Hamas a fait une descente dans les locaux d’associations, a confisqué des ordinateurs et autres équipements. Le coordinateur spécial de l’ONU pour le processus de paix au Proche-Orient, Robert Serry, s’est inquiété de la fermeture de plusieurs de ces organisations et a déclaré dans un communiqué, le 3 Juin 2010, « Je suis profondément préoccupé par les informations en provenance de Gaza selon lesquelles le Hamas aurait dévalisé un certains nombre de bureaux d’organisations non gouvernementales (ONG) à Gaza Ville et Rafah ces derniers jours et les aurait fermés, confisquant au passage leur matériel et leurs équipements. Prendre ainsi pour cible des ONG, y compris des organisations partenaires des Nations unies, est inacceptable, bafoue les normes d’une société libre et nuit à la population palestinienne. » Selon la presse, le Centre palestinien pour les droits de l’homme, dont le siège est à Gaza, a constaté que les forces de sécurité du Mouvement de résistance islamique étaient intervenues le 31 mai et le 1er juin pour fermer les locaux de six ONG, dont plusieurs centres de protection maternelle et infantile. Le Hamas souhaite islamiser la population de Gaza, et par conséquent, contrôler les mœurs en faisant taire toute contestation. Pour l’instant, il louvoie toutefois entre autoritarisme et tolérance relative. Il souhaite faire adopter les comportements qu’il édicte grâce à l’influence plutôt que par la coercition.

La vie quotidienne des Gazaouis dépend largement des décisions israéliennes. L’impunité d’Israël n’est jamais remise en cause malgré les opérations militaires et les violations des droits humains. Pourtant la disproportion est criante entre les opérations de représailles et les actions palestiniennes les justifiant selon Israël. Le blocus, allégé ou non, est, il faut le rappeler, une punition collective, condamnée par les lois internationales. Le pouvoir israélien signe ainsi la poursuite de la colonisation de la bande de Gaza, en dépit du départ de l’armée et des colons de ce territoire. En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, cette colonisation se traduit surtout par l’extension des implantations.

Le rêve d’indépendance des Palestiniens s’incarne dans la création d’un État souverain qui les rassemblerait et les dégagerait de la domination étrangère. Ils ont fait l’expérience d’une gouvernance palestinienne, sont entourés de pays aux régimes autoritaires et n’ont guère d’illusions sur le fait qu’État rime avec liberté ou égalité.