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Jean-Michel Kay
Les Conseils ouvriers
d’Anton Pannekoek (Spartacus)
Article mis en ligne le 15 mai 2010
dernière modification le 25 avril 2010

La première réédition depuis 28 ans des Conseils ouvriers d’Anton Pannekoek est l’occasion de revenir sur le contenu de cet ouvrage et de tenter d’évaluer les perspectives qui y sont exposées. Il faut rappeler qu’il n’y a eu qu’une seule traduction en français des Conseils ouvriers, réalisée au début des années 1970 par un petit groupe de participants à I.C.O. [1] à partir des deux versions – hollandaise et anglaise – écrites par Pannekoek.
Cette traduction fut publiée en 1974 chez Bélibaste, puis reprise en 1982 par les Cahiers Spartacus, en deux volumes, pour en faciliter l’accès aux lecteurs.

Anton Pannekoek, né en 1873 et mort en 1960, a accompagné de façon exceptionnelle, par son action militante et sa réflexion, le mouvement ouvrier de sa structuration en organisations à la fin du XIXe aux formes qu’il a prises dans la seconde moitié du XXe siècle, dans la période de l’affrontement entre les deux « blocs » [2]. Contemporain de Lénine et de Rosa Luxemburg, militant aux Pays-Bas, puis en Allemagne comme propagandiste du SPD de 1906 à 1914, il prit part aux mêmes débats qu’eux. Critique plus tôt qu’ils ne le furent de l’intégration des grands partis socialistes et des syndicats aux États nationaux, il rompt comme eux définitivement avec leurs directions en 1914. Des Pays-Bas, il reste en relation avec des opposants allemands, en particulier le groupe des communistes internationalistes de Brême (IKD). Participant à la révolution allemande de 1918 et aux affrontements qui la suivirent par des articles et des brochures, il est aux côtés de la majorité des militants du parti communiste allemand (KPD), exclus en 1919 pour leur opposition à la politique d’alliance de la direction et qui forment en 1920 le KAPD. Mais cette politique parlementariste et syndicaliste est celle que veut imposer l’Internationale communiste ; dans La maladie infantile du communisme, Lénine dénonce les « gauchistes » qui s’y opposent, et en premier lieu ces communistes allemands, au nom desquels Herman Gorter répondra dans une Lettre ouverte au camarade Lénine [3].

Alors qu’il a soutenu la révolution bolchevik avec enthousiasme, Pannekoek s’en sépare pour les mêmes raisons qui l’ont opposé des années plus tôt aux majoritaires social-démocrates : dans les pays fortement industrialisés comme l’Allemagne, la révolution prolétarienne ne peut vaincre par l’intermédiaire de chefs, qu’ils soient parlementaires ou qu’ils exercent leur dictature par l’appareil d’État. Dans de tels pays, la centralisation entre les mains de l’État de tous les instruments de production prescrite par Marx et Engels dans le Manifeste du parti communiste [4] est caduque, car elle priverait les ouvriers de la maîtrise de la production au profit d’une nouvelle couche dirigeante. Ce qui est compréhensible en Russie soviétique – que Pannekoek ne tardera pas à décrire comme un nouveau régime d’exploitation capitaliste – en raison de la faiblesse de la classe ouvrière est inacceptable là où elle constitue la majeure partie des producteurs. Partageant cette analyse, Otto Rühle écrira dès 1920 La révolution n’est pas une affaire de parti [5].

Pannekoek est donc l’un des porte-parole de ce courant communiste marxiste et antiétatique. Il explique ce qui le sépare de courants à première vue proches : contrairement aux anarchistes, il prévoit que l’expropriation révolutionnaire du capitalisme anonyme, de ce qu’il appelle le grand Capital, ne fera qu’ouvrir une nouvelle époque de luttes de classes ; de ce fait, la dictature du prolétariat est une nécessité absolue. Mais elle n’est que la contrepartie de « l’égalité des droits de tous ceux qui participent au travail » : « Ceux qui restent en marge du travail n’ont pas voix au chapitre en ce qui concerne son organisation. » Quant au syndicalisme révolutionnaire, il y voit la source d’une nouvelle forme de domination sur le travail, cette fois par l’organisation syndicale elle-même qui prend en charge l’organisation et la coordination de la production dans son ensemble – comme le fait le parti dans le socialisme étatique.

Les Conseils ouvriers

Après l’échec des tentatives révolutionnaires en Allemagne, Pannekoek va continuer à militer aux Pays-Bas au sein du Groep van Internationale Communisten (GIC, groupe des communistes internationalistes) [6]. Au milieu de la deuxième guerre mondiale, il entreprend de tirer le bilan et d’évaluer les perspectives des luttes ouvrières depuis l’émergence du mouvement ouvrier ; c’est cette synthèse de plusieurs dizaines d’années de combats et de réflexions qu’il publiera en 1947 sous le titre anglais de Workers’ councils et néerlandais de De Arbeidersraden.

Il faut d’emblée souligner que le titre de Conseils ouvriers symbolise la perspective révolutionnaire, et en aucun cas son bilan : on ne trouvera dans ce livre aucune description, aucun récit, sur les conseils qui ont surgi notamment en Allemagne et en Autriche vers la fin de la Première guerre mondiale. À cet égard, le lecteur francophone reste très démuni. Ce constat, déjà dressé par Claudie Weil en 1990 [7], reste malheureusement tout à fait d’actualité : les livres de synthèse publiés en allemand [8] n’ont pas été traduits en français, pas plus, bien sûr, que les monographies régionales [9]. La plupart, épuisés depuis longtemps, ne sont d’ailleurs accessibles aux lecteurs germanophones qu’en bibliothèque. En français, on trouvera plus facilement des études sur les courants politiques de la révolution allemande [10] que sur la réalité – diverse, mouvante, fugitive – des conseils. On en trouvera une courte synthèse dans Révolution en Allemagne [11] de Pierre Broué ; on trouvera aussi dans Ni parlement, ni syndicats : les Conseils ouvriers ! [12], de Denis Authier et Gilles Dauvé, un extrait de La révolution à Hambourg, d’Heinrich Laufenberg, qui y fut président du conseil des ouvriers et soldats. Également accessible, La République des conseils de Bavière d’Erich Mühsam. [13]

Le propos d’Anton Pannekoek n’est donc pas de revenir sur l’expérience concrète des conseils ou des soviets, même si c’est cette expérience qui fonde la nécessité et la possibilité de cette forme d’organisation, sans laquelle, pour lui, jamais les producteurs ne pourront se rendre maîtres de la production – base matérielle de toute l’existence sociale – et la réorganiser. Il s’agit d’éclairer les objectifs (« La Tâche », titre du premier livre des Conseils ouvriers) que doivent se donner les ouvriers dans La lutte (titre du deuxième livre), et de décrire l’environnement de cette lutte à l’époque où il écrit : les livres III, IV et V sont intitulés respectivement L’ennemi, La guerre et La paix. Cette forme d’organisation, Pannekoek la voit naître de la lutte ouvrière – du comité de grève –, s’étendre par la coordination des luttes et par la nécessité vitale, en cas de grève prolongée, de remettre en route la production et d’assurer le fonctionnement social. Ce sont les organes de la lutte de classe qui prendront en charge l’organisation sociale au fur et à mesure qu’ils progresseront. Ainsi, « les conseils ouvriers sont la forme d’organisation de la période de transition pendant laquelle la classe ouvrière lutte pour le pouvoir, détruit le capitalisme et organise la production sociale ». Pour Pannekoek, il ne saurait y avoir d’organe de décision extérieur au lieu même de la production, car le principe fondamental de l’organisation du travail est l’autogestion de chaque atelier, de chaque service, de chaque entreprise : les délégués qui se réunissent pour définir des règles communes n’ont pas d’autre moyen de les faire appliquer que la volonté de ceux qui doivent les appliquer. « Les conseils…n’ont pas d’organes de pouvoir…Partout où l’exercice du pouvoir est nécessaire – contre des troubles ou des attaques à l’ordre existant – il émane des collectivités ouvrières dans les ateliers et reste sous leur contrôle. »

Cette forme d’organisation ne peut d’ailleurs pas être limitée à la production matérielle et à la distribution ; les activités « non directement productives » – Pannekoek cite en premier lieu l’éducation et la santé – doivent être régies par le même principe, « celui de l’auto-organisation de ces domaines de travail par ceux qui font le travail », en collaboration avec les autres conseils ouvriers. « Workers’ councils » se traduirait alors mieux par « conseils de travailleurs ».

Ainsi, et c’est tout l’intérêt du livre, Pannekoek définit un principe fondamental d’organisation sociale, tiré de l’échec même des révolutions prolétariennes et des caractères que l’évolution du capitalisme donne à la lutte des classes. Il le fait sans jargon, sans concepts philosophiques – même s’il insiste encore et encore sur les facteurs « spirituels » dans la lutte des classes et la naissance d’un nouveau mode de production – sans arsenal de statistiques ni de citations.

Difficultés

Difficultés, c’est le titre d’un des chapitres de La Tâche. Pour Pannekoek, la principale difficulté qui peut attendre les travailleurs dans la mise en place de l’organisation des conseils, à partir de la place dominante qu’occupe la grande industrie dans la production, c’est celle d’y intégrer les petites entreprises, les artisans et les paysans, en bref les petits employeurs. Mais des difficultés, le lecteur peut en percevoir bien d’autres, avant que celle ainsi signalée par Pannekoek se matérialise ! Il faut plutôt insister avant tout sur la puissance du « modèle » : l’objectif de cette organisation, c’est la maîtrise consciente de la production, on pourrait dire l’asservissement des moyens de production à la volonté collective. Pannekoek définit celle-ci comme celle des producteurs, plus largement des travailleurs, dans leur domaine d’activité. Mais la production ne tire son sens que de l’utilisation qui en est faite, et l’organisation des conseils permet justement de bâtir des liens directs entre producteurs et utilisateurs, libérés de l’échange marchand, de soustraire la production aux intérêts qui leur sont étrangers – ceux des propriétaires privés, ou ceux que représentent les organes étatiques – qui dominent actuellement la pâle ébauche de ces liens que sont dans l’industrie les relations « clients-fournisseurs ». Dans l’organisation des conseils, l’antagonisme d’intérêt entre les chaînons extraordinairement interdépendants de la production contemporaine laisse place à la collaboration pour atteindre un même but final.

L’organisation des conseils repose aussi sur la coopération volontaire, l’investissement personnel de chacun dans la production, plus largement dans son travail : même aujourd’hui, aucune activité ne peut se passer de la collaboration informelle de ceux qui exécutent le travail, alors même que les directions, quelles qu’elles soient, ont la hantise que cette collaboration se tourne contre elles ; elles s’acharnent donc à stériliser l’une des sources essentielles d’amélioration de la production.
Enfin, alors que, jour après jour, les travailleurs de l’industrie sont abreuvés de lamentations au sujet des dangers que la production fait courir à « l’humanité » et à « la planète », force leur est de constater que pour que la réorientation de la production ne se fasse pas d’abord à leur détriment, il est indispensable qu’ils en prennent la maîtrise et la mettent au service des utilisateurs.

On pourra – et, là encore, c’est une des forces du livre – s’interroger sur bien des aspects du « modèle ». Par exemple, comme Marx dans la Critique du programme de Gotha, Pannekoek rappelle que la production ne peut pas – loin de là ! – être entièrement dédiée à la consommation des producteurs ; une part importante de la production devra être consacrée à l’appareil de production lui-même, aux activités hors production, à la subsistance de la majorité de la population qui n’est pas « productive ». Selon le principe directeur de la production – la destination de celle-ci est connue dès son origine –, Pannekoek considère que la décision politique, c’est-à-dire le compromis permanent à opérer dans l’allocation des ressources entre différentes attentes de la population , donc entre différents types de production, n’a plus de raison d’être : « Dans l’organisation des conseils, la démocratie politique disparaît, parce que la politique disparaît, cédant la place à l’économie socialisée. » Mais la production ne tire pas ses finalités d’elle-même : la production consciente de la société par elle-même suppose que toute la population, dans la diversité de ses modes de vie, puisse participer à sa définition.

Ou encore : l’organisation des conseils repose sur l’association libre et égale des producteurs ; ceci signifie qu’elle ne peut résulter que d’une longue lutte contre la division sociale du travail, y compris dans les unités de production où les tâches techniques sont non seulement hiérarchisées, mais maintenant souvent dispersées dans des établissements, voire des entreprises, très éloignés. Pannekoek, à son époque, n’y voyait pas de difficulté particulière : « Étant donné leur petit nombre, les techniciens hautement qualifiés et les cadres scientifiques devront donc agir en qualité de dirigeants techniques, sans pouvoir pour autant s’arroger des fonctions de commandement ou des privilèges sociaux, autres que l’estime de leurs camarades et l’autorité morale qui s’attache toujours aux capacités et au savoir. »

Mais la difficulté principale réside au cœur de la prophétie marxiste : lorsque les formes de propriété, et le pouvoir politique qui les protège, sont devenus un obstacle au développement de nouvelles formes de production plus efficaces, les forces sociales qui mettent en œuvre ces nouvelles formes prennent tôt ou tard le dessus sur les formes anciennes. Aujourd’hui, ce ne sont pas les travailleurs de l’industrie et de la distribution qui disputent aux gestionnaires du capitalisme anonyme et aux États le droit de décider des finalités de la production : ce sont des couches spécifiques, indifféremment salariées ou non, se revendiquant à la fois de savoirs scientifiques et de l’intérêt général – comme toute classe aspirant à la domination [14] – et s’appuyant sur des organisations de type nouveau, extérieures à la production, sans buts lucratifs apparents, vivant de la redistribution de plus-value, multinationales comme le capitalisme lui-même et prétendant réparer, voire prévenir, les dégâts immenses qu’il cause aux populations. En rappelant que la maîtrise par les producteurs de l’appareil de production est une condition nécessaire de la maîtrise par la population de ses conditions d’existence dans toutes leurs dimensions, Pannekoek nous aide aussi à contrebattre cette nouvelle composante de l’idéologie dominante.