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Christiane PASSEVANT
2- Rond point Chatila
Dialogue avec Maher Abi Samra
Article mis en ligne le 23 août 2006
dernière modification le 23 novembre 2008

Le documentaire traite d’un sujet rarement abordé : les réfugié(e)s palestiniens au Liban. Maher Abi Samra plante sa caméra dans le camp de Chatila et celle-ci devient notre regard, s’oublie. Les habitant(e)s du camp expriment l’ennui, la colère, le silence. Un silence lourd car les gestes, les regards sont parfois plus explicites, plus intenses que les paroles pour dépeindre la réalité quotidienne. Rond Point Chatila pose la question du déni des droits des réfugié(e)s palestiniens - au nom d’un droit au retour impossible malgré toutes les résolutions internationales.

Ignoré par la majorité de la population libanaise, occulté par les politiques sinon instrumentalisé à des fins conflictuelles, le lieu évoque la mort, les massacres et est comme «  figé dans le temps  » : «  150 mètres de rue et le premier étage de l’hôpital de Gaza. Voilà à quoi se résume l’espace de ce film.  » nous dit Maher Abi Samra. Rond Point Chatila porte un regard critique et sans concessions sur la réalité, politique et quotidienne, sans mise en scène ...


Maher Abi Samra

Maher Abi Samra [1] : Ce film fait partie des sujets qui me touchent. Comme Femmes dans le Hezbollah, c’est lié au quartier où j’ai vécu. J’y avais des amis, j’étais de gauche et j’avais de bons rapports avec le mouvement palestinien, avec le peuple palestinien des camps et du dehors. Je vis ce que je fais et je fais ce que je vis. Rond Point Chatila montre une situation niée, tout comme la responsabilité de la guerre civile mise sur le compte des étrangers et en particulier les étrangers nés au Liban. La troisième génération des Palestiniens restent des étrangers, accusés par la société libanaise d’être à l’origine de la guerre civile. Par ailleurs, ils subissent la mise en place de lois les privant de droits économiques, sociaux et politiques, sous prétexte de conserver le droit au retour. Autre raison avancée : le Liban est multiconfessionnel et si l’on ajoute les Palestiniens - des musulmans -, cela risque de rompre l’équilibre, d’autant que les Palestiniens restent liés à la Palestine. C’est ainsi que la majorité s’accorde pour que les Palestiniens n’obtiennent pas la nationalité libanaise. À mes yeux, les Palestiniens sont des Libanais avec une identité palestinienne ; l’individu garde son identité.
Dans le film, je montre une communauté d’origine palestinienne qui a droit à la citoyenneté libanaise. Mais les autorités politiques restent sur une autre perspective et ne veulent accorder aucun droit aux réfugié(e)s sous prétexte de droit au retour. Il est question de les envoyer en Irak, à l’étranger, en tout cas ailleurs. C’est en quelque sorte recommencer l’exil forcé de 1948 qui a obligé les Palestiniens à fuir leurs terres
.

CP : Le film est-il un constat négatif ?

Maher Abi Samra : Si l’on considère les Palestiniens comme n’existant pas en tant qu’individus. Mais ils existent comme groupe, cause et idée globale. De là, des cérémonies sur la mémoire des massacres, de la guerre... Mais de quelle guerre ? Et dans tout cela, l’individu n’existe pas. Ce film parle du présent des Palestiniens, de l’individu et, évidemment, on en vient aux causes. Voir, comprendre comment ils vivent, c’est une façon de percevoir beaucoup de choses. Leur situation est difficile partout : ici, à Gaza, à Ramallah, en Israël... Partout c’est l’enfermement, le déni des droits, le racisme. Cet enfermement signifie être comme sur une île dans la ville. Chatila se situe dans Beyrouth, mais c’est une île isolée, un ghetto sans barrages. L’histoire et l’environnement font que les Palestiniens se sentent comme déshabillés en dehors, visés. L’enfermement psychologique est parfois pire que la prison. Les rêves, les opportunités se résument à fuir le pays. Mais fuir où ? Car il est impossible d’émigrer dans les pays arabes ou occidentaux ; restent l’enfermement et l’attente.

CP : Par rapport à cette difficulté, à leur vécu, les réponses des Palestiniens et des Palestiniennes sont différentes dans le film. Les femmes paraissent plus critiques et plus pratiques, l’une d’elles s’en prend au tourisme humanitaire dans le camp.

Maher Abi Samra : Les réactions sont différentes, les hommes sont plus à l’extérieur. Pour ce film, le repérage a duré deux ans. Dès le début, de multiples questions se sont posées. Je filme, mais de quel droit ? Dans quel type de rapports ? La caméra devient moi et il s’agit de montrer mon rapport avec les personnes que je filme, que j’interroge. Ce rapport, la complicité entre les personnes que je filme et moi est essentiel.

Au sujet des étrangers et du tourisme humanitaire, au moment des 50 ans de la Nakba (1948, « la catastrophe » et l’exil forcé des Palestiniens) et de la création de l’État d’Israël, plusieurs mouvements de gauche, des associations sont venues commémorer cette date dans le camp. Je n’étais pas au Liban, mais j’ai vu les images et j’avais l’impression que les vivants n’existaient plus, que seuls les morts étaient pris en compte. J’ai voulu alors rencontrer les Palestiniens vivants et comprendre leur vie aujourd’hui et leur rapport à la mort, pas seulement dans le souvenir. Dans le film, deux femmes préparent un taboulé et parlent de leur frère enterré dans un cimetière collectif. Elles veulent lui préparer une tombe et décident d’enlever le corps la nuit pour l’ensevelir ailleurs. Leur récit fait comprendre ce rapport à la mort. C’est l’histoire de la guerre des camps, du massacre, et sa forme actuelle qui interdit aux Palestiniens tous droits : la mémoire transmise de 1948, 1967, 1982... C’est leur vécu aujourd’hui.

CP : Au début du film, une animation replace le sujet dans son contexte historique, 1948, 1967, la guerre civile libanaise, et jusqu’à nos jours. Est-ce pour souligner la réalité actuelle vécue par les Palestiniens ? Les réfugié(e)s ne sont jamais montré(e)s cependant comme des victimes, même si c’est habituellement le rôle qui leur est attribué.

Maher Abi Samra : La question des victimes est grave, non pas que les Palestiniens soient montrés en tant que telles, mais qu’eux-mêmes se présentent comme des victimes. N’importe quel journaliste, association, cameraman entre dans le camp et les obligent à adopter le rôle de victime comme étant le seul moyen de faire comprendre la situation et la cause palestinienne. Le cinéaste ne les filme pas comme des individus - à égalité -, et cela oblige l’autre à être dans une position fausse. Connaître les protagonistes n’est pas dissimuler qu’ils soient des victimes. La situation politique fait que les Palestiniens sont des victimes, mais ils sont conscients et très politisés. Il n’est pas nécessaire d’exagérer une situation déjà terrible.
Dans une conversation avec des amis, si j’allume la caméra, ils changent d’attitude, comme s’ils sont formés pour cela. C’est pourquoi reconnaître leur dignité et construire une véritable relation est essentiel. Résister dans cette situation est extraordinaire. J’ai filmé des personnes que je considère égales. Filmer des victimes implique un sentiment de supériorité sur l’autre que considère dangereux. C’est valable partout. J’ai cherché un rapport réel avec les protagonistes du film où il est question de leur dignité, jamais de pitié.

CP : Le film a-t-il été projeté au Liban ?

Maher Abi Samra : L’avant-première a eu lieu à l’endroit même du tournage, en plein air, pour les gens du camp et j’ai invité des Libanais de l’extérieur qui souvent ne connaissent pas le camp. Cette projection était très intéressante. C’est devenu un autre film. À la fin du documentaire, au moment de la manifestation pour l’électricité, la projection s’est terminée aussi par une manifestation. Les réactions étaient très bonnes. L’important était de ne pas s’apitoyer sur les Palestiniens et cela a été ressenti positivement.

CP : l’éducation des réfugié(e)s palestiniens au Liban représente-t-il le même enjeu de résistance active qu’en Palestine, à Gaza et en Cisjordanie ?

Maher Abi Samra : Auparavant, on disait que les Palestiniens n’avaient pas d’autre opportunité que l’éducation. Or la situation et les conditions qui en découlent ont une influence directe sur l’éducation et la santé. L’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency), organisé par l’ONU, est responsable de l’éducation, de la santé et du travail dans les camps de réfugié(e)s palestiniens, mais depuis Oslo (Accords de 1993) cet organisme agit comme si sa responsabilité était réduite. Son budget est de plus en plus limité.

La situation de l’éducation est terrible. Une loi récente interdit aux Palestiniens d’accéder gratuitement à l’université publique. L’université est à présent payante pour les Palestinien(e)s au même titre que pour les étrangers. Par ailleurs, la loi n’autorise que le travail journalier, sans contrat. La plupart du temps, les offres concernent le bâtiment ou les services. Cela brise les rêves d’une éducation ouvrant sur une amélioration de vie ou sur une perspective de changement. La situation économique et politique est telle qu’à l’intérieur du camp, la vie familiale et sociale est détruite. L’éducation reste cependant un enjeu, surtout pour les femmes, plus déterminées, sachant qu’elles ne pourront pas travailler comme mécanicien ou dans le bâtiment. Elles réussissent mieux en général.

CP : As-tu d’autres projets de films ?

Maher Abi Samra : Je suis au stade de la réflexion. Je peux répondre quand je commence le tournage. Ce sera lié à mon expérience et à ce qui se passe aujourd’hui au Moyen-Orient. Je suis très inquiet à propos des tensions et du repli communautaires. Il ne s’agit pas seulement des islamistes, mais des Chiites, des Sunnites, des Chrétiens, des Kurdes... Le danger est réel et je crains une guerre en raison des préoccupations en Palestine, en Irak. J’ignore comment cela va finir.

Les Syriens ne sont plus au Liban, c’est bien. C’est un changement et j’espère que le régime sera remis en question. Mais le problème est : que fait-on après, une autre occupation en Syrie ? Le Liban n’est pas une île et le problème du repli des communautés est très grave.
CR : Sur les causes premières des tensions : est-ce une dérive du partage colonial de l’après Première Guerre mondiale ? D’autre part, et pour en avoir parlé souvent avec des cinéastes libanais, la guerre civile libanaise semble éradiquée volontairement, notamment il est fait silence les causes et les conséquences de la guerre alors que des zones d’ombre douloureuses perdurent, les disparu(e)s par exemple. Or c’est le phénomène inverse dans le cinéma et la littérature qui reprennent cette problématique pour souligner le fait que rien n’a été réglé. Ce qui, à terme, signifie que la guerre peut recommencer, qu’il suffit d’une étincelle ?

CR : Sur les causes premières des tensions : est-ce une dérive du partage colonial de l’après Première Guerre mondiale ? D’autre part, et pour en avoir parlé souvent avec des cinéastes libanais, la guerre civile libanaise semble éradiquée volontairement, notamment il est fait silence les causes et les conséquences de la guerre alors que des zones d’ombre douloureuses perdurent, les disparu(e)s par exemple. Or c’est le phénomène inverse dans le cinéma et la littérature qui reprennent cette problématique pour souligner le fait que rien n’a été réglé. Ce qui, à terme, signifie que la guerre peut recommencer, qu’il suffit d’une étincelle ?

Maher Abi Samra : Le problème de repli des communautés dans la région vient de la logique coloniale. Les Israéliens agissent selon une logique coloniale et raciste. C’est étrange car cette attitude manque de rationalité. Si j’étais Israélien, mon intérêt serait différent de celui d’un soldat étasunien. Pour une raison simple, ma vie est ici. Et ma réflexion ne pourrait être celle d’un colon, ne serait-ce que pour cohabiter avec les autres habitants de la région. Mener une politique raciste et colonialiste est absurde et c’est le principal problème israélo-palestinien. Si cette logique change, la situation aussi. Mais il ne faut pas oublier qu’Israël est un État religieux et communautaire.

Quand je tournais le film sur le Hezbollah, certains préconisaient d’utiliser les mêmes armes, la religion par exemple. Utiliser l’arme des religions ne peut que provoquer l’escalade coloniale destructrice et augmenter les problèmes communautaires. C’est la stratégie d’Israël dans la région et la logique étatsunienne en Irak. Que le peuple irakien ait pu se débarrasser de Saddam, c’est bien, mais que faire à présent d’une occupation étatsunienne qui se moque de la population irakienne et de son vécu quotidien, économique et social ? La seule préoccupation des Etats-Unis, c’est son intérêt dans la région. La démocratie n’est qu’un slogan.

Je n’ignore pas les actes des régimes syrien ou irakien, mais ceux-ci ont été protégés par les Etats-Unis, et encore récemment ! Si les Syriens sont restés si longtemps au Liban, c’est qu’ils étaient soutenus par les Etats-Unis. Alors soudain, l’intérêt des Etats-Unis change et la démocratie devient l’urgence. La guerre menée en Irak ne fait qu’augmenter les problèmes de la région. Le slogan de la démocratie est absurde. Tous les régimes réactionnaires étaient soutenus par les Etats-Unis. Tout le monde coexistait auparavant dans cette région,.

On peut reconstruire ce qui existait entre Chiites, Sunnites, Chrétiens, Kurdes, Juifs, Arméniens... Ces communautés vivaient ensemble, même si les Kurdes, pour prendre un exemple, étaient lésés. Ce mélange et cette diversité en faisaient la richesse et on l’a perdue. Les problèmes Chrétiens/Musulmans n’étaient pas prégnants. Le mélange coexistait dans toute la région et la perte de cette diversité, de cette richesse extraordinaire, si elle se confirme, sera une catastrophe.


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